|
FACE A LA MISERE... LES PROFESSIONS DE SOINS
OU LE REGNE DE L'AMBIVALENCE
Dr Gérard DANOU, CH de Gonesse
|
En
lisant l'ouvrage de Patrick Declerck, Les naufragés
(Avec les clochards de Paris) Plon, Collection Terre Humaine,
2001...
Correspondances,
Hiver 2003-2004
|
 |
Le
livre de P. Declerck |
 |
La
lecture du livre P. Declerck, relatant son expérience
d'anthropologue et de psychanalyste auprès des clochards
de Paris, saisit le lecteur avec violence jusqu'à la
limite de l'insoutenable. Loin d'être un ouvrage informatif
saturé de langage technique affectivement neutre, il
s'agit de récits de cas, écrits comme des bouts
d'histoires de vies plus ou moins bien ficelés (à
l'image de ceux qui le font parler et qu'il fait parler, leur
rendant pour de brefs moments leurs paroles singulières)
auxquels le scripteur mêle sa subjectivité et
ses réflexions : littéraires (Rabelais et Céline)
philosophiques, psychanalytiques.
|
|
Réflexions
mêlées à des croquis de personnages
pris sur le vif au cours d'entretiens cliniques et à
des peintures avec une préférence pour le
tragi-comique d'un James Ensor, le carnavalesque et l'humanisme
d'un Bruegel.
Le
tracé même de l'écriture est une image,
une pseudo-présence, mais alors que l'écrit
sert le récit (recueil et dissémination) l'image
picturale convoque surtout le voir. La construction du texte
de Declerck tout comme l'écriture médicale
classique des cas cliniques allie le dire et le montrer,
le récit et la représentation.
|
Retour en haut de page |
 |
Il
n'y a pas de véritable insensibilité médicale |
 |
Ne possédant
pas l'expérience de Patrick Declerck auprès
des clochards il serait déplacé d'en parler.
Cependant comme médecin, pour une partie de mon temps
j'ai dû parfois affronter la saleté et les
odeurs répugnantes des corps souffrants (sans oublier
les rituelles autopsies).
Rarement un contact
physique prolongé, car on le sait, le médecin
se tient plutôt en retrait laissant le champ de la
proximité corporelle aux infirmiers et aides-soignants
dont c'est la tâche quotidienne.
Or, il n'y a pas
de véritable insensibilité médicale
(tant sensorielle qu'affective) aussi est-il est fondamental
de parler de ses réactions, de ses attraits comme
de ses retraits, pour le corps "stigmatisé"
(marginalisé, hors-norme) de l'autre, afin de réfléchir
pour mieux agir et surmonter ses affects sans honte.
|
|
"1.
- Un peu d'histoire : le croisement de deux traditions
L'histoire du soin ne recouvre pas l'histoire des médecins
et de la médecine mais on peut considérer qu'elles
ont en commun un certain désir de soigner l'autre de
faire son bien, de soulager la souffrance. La médecine
que nous connaissons aujourd'hui n'a pu se construire qu'au
sein des divers lieux de recueils mis en place depuis le Moyen
Age, lieux devenus hôpitaux en principe laïques
et consacrés aux seuls malades, à partir de
la Révolution de 89. Or le pouvoir clérical
a favorisé paradoxalement ce développement.
Pourquoi? C'est qu'à l'encontre d'une certaine conception
ascétique limitée et très ancienne du
Christianisme, qui alla jusqu'à confronter le Christ,
vrai médecin guérissant, à la figure
d'Asclépios, le plus souvent au contraire le malade
sera identifié au message verbal du Christ et à
son corps. Cette parole recommande la charité pour
"nos seigneurs malades" qu'il faut soigner et visiter
car ce qui est fait au malade l'est aussi au Christ lui -
même. .
|
Retour en haut de page |
 |
Comment
penser le soin, aujourd'hui, dans sa dimension humaine sensible
? |
 |
Aussi,
pour surmonter le dégoût de la saleté
et des ulcères, certaines mystiques excessives ne
craignaient pas de s'entraîner à des rituels
abjects (ingestions de fromages malodorants ou d'insectes)
pour s'humilier (tendre vers l'humilité en se rabaissant
vers le sol, l'humus) et se préparer à incorporer
imaginairement le corps du malade, tel un double du corps
christique supplicié sur la croix.
Les soins techniques suivront plus tard ce qui n'était
d'abord qu'accueil, nourriture, chaleur, réconfort.
A partir de la fin du 18e siècle l'hôpital
sera le lieu privilégié de la recherche clinique
moderne. Il faut bien comprendre que le paradoxe c'est que,
écrit J. Starobinski :
L'institution hospitalière doit son existence
à un courant de pensée qui tenait la charité
et la piété pour des valeurs supérieures
à la jouissance du bien-être physique et aux
techniques médicales mises en œuvre pour l'assurer.
Ainsi s'allient deux mouvements issus de deux traditions
: la tradition de la science grecque qui approfondit la
connaissance des lois de la nature pour "s'aider soi-même",
et la tradition judéo-chrétienne qui sans
méconnaître ces lois naturelles place notre
rapport à l'autre sous l'autorité d'un absolu.
|
|
Il
convient de réfléchir à cette double
origine historique pour comprendre, dans un monde sans transcendance
sans supra-sensible, réduit à une infinité
d'atomes matériels, comment penser le soin aujourd'hui
dans sa dimension humaine sensible : par responsabilité
, et maintien du lien social dans un esprit de fraternité
laïque.
La
philosophie des Lumières dans sa version goethéenne
universalisante a pu réussir à penser ce paradoxe
(la morale kantienne et le ciel étoilé au-dessus
de moi).
C'est
du moins la position de Declerck psychanalyste, se référant
à Freud, tant il est exact que Freud représente
à la fois l'honneur de la médecine (en une
époque où le patient n'était déjà
plus qu'un corps d'étude à la parole confisquée)
et un homme des Lumières (Aufklärer) influencé
par la médecine romantique (holistique) et bien sûr
par la science, la psychiatrie (Kraft-Ebing et Charcot par
exemple) et la philosophie de son temps (surtout Nietzsche).
Freud, médecin des Lumières en ceci qu'il
choisit le côté de la science et de la recherche
tout en considérant l'homme pris dans l'entrelacs
de la raison et du mythe ce dernier à la fois nécessaire
et relativement aliénant.
.
|
Retour en haut de page |
 |
Cet
obscur désir de soigner |
 |
2.
- Cet obscur désir de soigner
Le
désir de soigner n'est pas si limpide et univoque
qu'on peut le penser tant du côté du médecin
que de l'infirmière ou du travailleur social en général.
Du
côté du médecin, la lecture des écrivains
qui ont pratiqué la médecine le révèle
à l'évidence, comme l'écrit le psychanalyste
M. Schneider (N.R.P n°30, Le Destin) à propos
d'Arthur Schnitzler médecin et écrivain, contemporain
de Freud :
On se trompe toujours sur ses propres raisons d'exercer
une profession. Pour la médecine, l'aveuglement est
encore plus grand. On se dit : dévouement, savoir,
carrière, alors que seules parlent une horreur qui
n'est pas toujours celle de la mort, une jouissance obscure
de l'effraction, une satisfaction de n'être pas l'autre
qui meurt et qui souffre, une passion d'enfant à
connaître les secrets de l'âme, les recoins
du corps et les affres du désir.
|
|
Et
Declerck souligne combien ce choix renvoie à une tendance
personnelle au non conformisme et à une fascination
(sans trop de risques) pour les conditions hors-normes et
la folie :
Si j'ai plaisir à côtoyer la grande psychopathologie
c'est parce que le malade mental est toujours en définitive,
une sorte de protestataire qui, d'une manière ou d'une
autre, s'érige contre l'ordre du monde. Par là
même il se détruit. Il y a quelque chose de Don
Quichotte en lui. Cela me semble toujours plus intéressant
que la banale normalité.
Et puis indéniablement il est une satisfaction un peu
louche à fréquenter les extrêmes de l'expérience
humaine : les clochards les fous, les criminels... C'est le
même plaisir que l'on peut éprouver à
retourner les pierres et voir alors grouiller sous leur lisse
apparence, des formes de vie cachées et un peu immondes.
Je ne crois pas à la fausse quiétude de la normalité.
J'ai plaisir à en débusquer les faux - semblants.
Il y a indubitablement là chez moi, comme peut-être
chez tout analyste, une part de sadisme. (p. 435).
|
Retour en haut de page |
 |
Charité
et pulsion de dominer |
 |
La
lucidité analytique de Declerck lui permet de démystifier
certains discours militants de la charité que l'on
retrouve souvent dans le bénévolat en particulier
hospitalier.
Il
écrit, p. 427 :
Le discours hypertrophié du don de soi et de la
charité glorieuse est trop souvent le masque de l'incompétence
et du bricolage, quand il n'est pas celui de la perversion.
Observation
vérifiée par certains travaux de sociologie
sur la relation d'aide.
Ainsi
écrit A. Guggenbühl-Craig dans "Pouvoir
et relation d'aide" (Mardaga, Bruxelles, 1977)
|
|
Tous
ceux de la profession sociale qui travaillent pour "aider
l'humanité" sont très ambivalents à
l'arrière-plan de leur activité. Devant son
entourage et devant sa propre conscience, l'assistant social
se sent obligé de considérer le désir
de venir en aide comme le mobile principal de son activité.
Mais dans l'obscurité de l'âme se constelle
alors simultanément non pas justement le désir
d'aider mais le contraire, le plaisir et la pulsion de dominer
et de réduire le client à l'impuissance.
Pour
qu'un désir altruiste soit solide il doit aussi renvoyer
à son propre désir. Il convient d'apprendre
à traduire ses émotions (un soignant qui ne
sent rien ça n'existe pas) et son éventuelle
ambivalence (coexistence de sentiments contraires) pour
les corps malades..
|
Retour en haut de page |
 |
Sympathie
et dégoût |
 |
3.
- Du texte à la pratique
Cette plongée à distance par l'artifice de
la lecture dans l'univers des clochards ne fait prendre
aucun risque physique au lecteur! Cependant l'acte de lecture
nous fait sentir, il nous contamine par l'imagination suscitant
en nous des élans de sympathie (être ému
par les malheurs des autres) qui rapprochent, et des mouvements
opposés de dégoût qui mettent l'autre
à distance et le rejette. Or le dégoût
(pour les odeurs de crasse, les poux, le pus des microbes,
les corps en décomposition) signe culturellement
ce qu'une société décide de mettre
au dehors; l'un des liens culturels fondamentaux (avec le
culte des morts) est la sublimation s'appuyant sur le dégoût
commun pour les choses décrétées abjectes.
Les marginaux divers, gueux et clochards ont toujours existé.
Ils désignent la souillure : ce qui n'est pas à
sa place selon un certain ordre et le menace de bouleversement.
Le livre de Declerck en ces jours est particulièrement
signifiant.
|
|
Il
survient dans une époque de mutation sociale, de
bouleversement des dimensions imaginaires et symboliques
du rapport à soi et à l'autre. Le dégoût
est l'essence de la chose indicible, informe, gluante grouillante,
et que provoque tout ce qui dans la société
est en souffrance, placé dans une zone réelle
et/ou imaginaire limite, périphérique, intermédiaire,
une zone d'attente soit de "reclassement", soit
d'abandon et de précipitation dans la mort.
La lecture du livre de Declerck aux frontières du
littéraire et de l'essai anthropologique mobilise
certaines émotions ambivalentes, la sympathie et
le dégoût. Elle permet pour celui qui le souhaite
d'aller au-delà de son émotion sympathique
première, ou de résoudre son ambivalence,
par l'engagement dans l'action concrète, ainsi préparée
par un toucher sensible. On peut souhaiter avec P. Bourdieu
commentant en 1993 son livre "La misère du monde
", que les journalistes et les politiques s'emparent
de l'essai de Declerck comme instrument critique de leurs
propres pratiques.
|
Retour en haut de page |
 |
Une
bibliographie complémentaire |
 |
L. Boltanski: La souffrance à distance , Ed. Métaillé,
Paris, 1993
La revue Communications, 1998, EHESS, N°66, "La contagion"(dir.
P. Roussin, G. Vigarello)
G. Danou : Le corps souffrant (littérature et médecine),
Champ Vallon, Seyssel, 1994
G. Danou (et coll.) : Petite anthologie littéraire
à l'usage des étudiants en médecine,
Ellipses, 1998
|
|
A.
Kolnaï : Le dégoût, préface de C.
Margat, ed. Agalma, Seuil, 1997
J. Starobinski : Médecine et anti-médecine,
in Revue médicale de la suisse romande, 112, pp. 1105-1111,
1992
C. Vollaire : "L'anesthésie du soignant ou le
dégoût comme tabou" , in La Revue Agora,
N°25-26, 1993, Médecine et esthétique.
J-N Vuarnet : Le dieu des femmes, ed de L'Herne, 1989, cf.
p.157 et suiv.
|
Retour en haut de page |
|
|