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L’ODYSSÉE,
OU L’EXPÉRIENCE DE LA MIGRATION
COMME LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE
par Emmanuel MEUNIER
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News letter n°4 - Sept. 2008
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L’Odyssée
comme « traité d’émigration » |
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L’ethnopsychiatrie,
et plus précisément les travaux de Tobie Nathan,
tend à définir l’émigration comme
un « trauma ». Cette définition s’est
imposée dans le cadre du travail clinique.
Toutefois, une approche anthropologique et historique amène
à nuancer ce postulat, car des peuples ont développé
l’idée que la migration était un destin
désirable.
Les Phéniciens d’hier, les Libanais d’aujourd’hui,
les Grecs de l’Antiquité, les Chinois d’hier
et d’aujourd’hui, les Vikings, etc. ont développé
des cultures qui préparaient les membres de leur communauté
à l’émigration.
Dans ces cultures, s’ « expatrier » est
un destin socialement valorisé et non la conséquence
d’une réponse à des circonstances économiques
ou politiques. Il ne s’agit pas, ici, de distinguer
des expatriés « choisissants » et des expatriés
« subissants », mais de d’examiner comment
une culture capitalise un savoir sur l’expérience
de la migration et comment elle prépare ses enfants
à affronter le parcours de la migration.
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Notre
hypothèse est que ce ne serait pas tant l’immigration
qui serait « traumatisante », que l’impossibilité
de la vivre comme une « expérience » ;
ce qui induit le « trauma » c’est le fait
de ne pas disposer des concepts et des mythes qui permettent
d’en appréhender et d’en mentaliser les
épreuves inhérente à l’émigration.
Nous nous proposons, ici, de relire l’Odyssée,
en formant l’hypothèse qu’il s’agit
d’une sorte de « traité d’émigration
» conçu à l’usage des Grecs candidats
au départ, d’une œuvre produite par une
culture qui met en scène et en valeur son savoir sur
l’expérience de l’émigration. Selon
notre hypothèse, l’Odyssée serait un ensemble
de récits mythiques qui permettaient au Grec d’appréhender
mentalement les étapes du parcours du migrant, et par
conséquent d’en affronter, dans les meilleures
conditions possibles, les épreuves (potentiellement
traumatisantes) auquel il est susceptible d’être
exposé. Ce savoir sur l’expérience d’émigration
est accompagné d’informations sur la géographie
et l’art de la navigation, savoirs pratiques qui rendent
techniquement possible le départ vers d’autres
contrées.
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Masque
et reconnaissance |
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Au
cours de cette lecture, nous mettrons, en vis-à-vis
du texte d’Homère, des extraits de « Peau
noire et masque blanc » de Frantz Fanon, texte qui allie
finesse d’analyse des heurts résultant de la
rencontre entre « Blancs » et « Noirs »
et témoignages sensibles du vécu d’un
jeune guadeloupéen, venu étudier la psychiatrie
en France métropolitaine. Le procédé
paraîtra osé.
Nous le justifions ainsi : « Peau noire et masque blanc
» est un excellent contrepoint au texte d’Homère,
d’une part, parce que Fanon recours à des emprunts
à des récits romanesques pour nous permettre
d’appréhender « sensiblement » l’expérience
du Noir en « milieu » Blanc ; d’autre part,
parce que, lecteur d’Hegel, Fanon interroge le parcours
du « Nègre » comme une lutte pour la reconnaissance.
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Et
c’est bien, aussi, ce que fait Homère en choisissant
le personnage d’Ulysse, l’homme « aux milles
ruses ». La reconnaissance est, en effet, un mot à
double sens : il y a, d’une part, la reconnaissance
« cognitive », c’est-à-dire le fait
de « re-connaître » ce qui a déjà
été connu ; et il y a, d’autre part, la
reconnaissance « sensible », celle qui prend la
forme d’une « approbation » (l’approbation
est la relation d’acceptation sans condition, d’acceptation
non soumise à une exigence de « probation »).
Le problème de l’étranger est qu’il
ne peut être « re-connu » de l’autochtone,
pour la simple raison qu’étranger, il est un
inconnu. Comment, néanmoins, et par quelle lutte, obtenir
la reconnaissance « sensible », c’est-à-dire
l’approbation de ce que l’on est ?
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L’épreuve
de la désorientation :
Lotophages et Cyclopes ou l’impossibilité de l’échange |
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Ulysse
en tant qu’homme qui joue avec les leurres, homme qui
triomphe de Troie par la ruse, a une connaissance intime de
l’ambivalence de la reconnaissance : il sait que l’on
peut tirer profit de n’être pas re-connu (Troie
qui a vu dans le cheval un présent et non une machine
de guerre en sait quelque chose) ! Dans la lutte, ne pas être
« démasqué » est parfois la condition
du succès. De cette expérience guerrière,
Ulysse peut retirer que pour obtenir la reconnaissance - comme
approbation d’autrui -, il importe finalement peu de
se faire re-connaître au sens « cognitif »,
il importe surtout de lutter pour être accueillis humainement.
L’Odyssée nous décrit l’immigration
comme une épreuve de désorientation : désorientation
spatiale (errance et égarement des navigateurs), mais
aussi désorientation dans le lien à autrui.
Les rapports d’échange que nous entretenons avec
autrui nous permettent de nous situer : s’il y a échange,
il y a une complémentarité entre soi et l’autre,
qui induit une forme de reconnaissance. La rencontre de l’émigrant
avec l’autochtone (qui, dans le récit d’Homère,
incarne l’Autre) ne se fait pas sous le signe de l’échange.
L’autochtone est, en effet, autosuffisant (où
se perçoit comme tel) si bien que la relation d’échange
ne va pas de soi ; se confronte l’Etranger aux vertiges
de relations dissymétriques, où l’un donne,
sans que l’autre donne en retour.
C’est ainsi qu’Ulysse et ses compagnons, dans
leur premier périple, rencontrent les Lotophages, peuple
accueillant qui se nourrit exclusivement d’une plante
divine, appelée le « loto ». Dès
qu’un compagnon d’Ulysse « goûte à
ces fruits de miel, il ne veut plus rentrer, ni donner de
nouvelles » et c’est de force qu’Ulysse
doit les ramener vers le navire.
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Puis, c’est
la rencontre avec les cyclopes : le troc de marchandises,
souhaité par les Grecs en quête de ravitaillement,
s’avère impossible, et ils ne doivent leur
salut qu’au vin offert à Polyphème,
qu’ils parviennent à enivrer, puis à
désorienter complètement en l’aveuglant.
Puis, vient la désorientation spatiale, lorsque les
Grecs, aux abords d’Ithaque, descellent l’outre
offerte par Eole, et déchaînent les vents contraires
qu’elle renfermait, avec pour conséquence l’éloignement
inexorable de leur patrie.
Ce qui unit Lotophages et Cyclopes c’est qu’ils
produisent la désorientation en se dérobant
à la possibilité de l’échange.
Les « bons » Lotophages et les « mauvais
» cyclopes ont en commun de ne pas appartenir à
la race des « mangeurs de pain » (le pain étant
le symbole de l’échange et du partage). Les
Lotophages, aussi hospitaliers soient-ils, n’ont rien
à échanger avec autrui : leur nourriture végétale
procure tout le bonheur imaginable, et le Grec, qui y prend
goût, devient… un Lotophage. Les Lotophages
ignorent que l’Etranger est un étranger puisqu’ils
« l’assimilent » à la communauté
des Lotophages.
Le cyclope, lui, est un buveur de lait, un mangeur de fromage
et de viande, et tout ce que le Grec a à offrir à
un cyclope, c’est la « viande » de son
propre corps. Par conséquent, le seul lien possible
avec le cyclope, est, là encore, celui de «
l’assimilation »… dans le corps du cyclope,
par l’action de la digestion.
L’échange est la condition d’une possible
reconnaissance mutuelle et son absence génère
la désorientation, dont le vertige est symbolisé
par le déchaînement des vents contraires sorti
l’outre d’Eole.
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Amour
et quête de reconnaissance : la suspicion des Lestrygons |
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Suivons Ulysse
et ses compagnons « désorientés »
dans leurs nouveaux périples. Ils accostent sur une
île de Géants (Lestrygon). Un groupe de Grecs
s’aventure dans l’île et y rencontre une
jeune géante. Ils l’abordent et la prient de
les conduire jusqu’au souverain de l’île.
Ils semblent avoir de la chance, puisque la jeune géante
est la fille du roi. Ils la suivent jusqu’au Palais.
Mais, la mère de la jeune géante, courroucée
par l’impudence des grecs qui ont osé accoster
sa fille, va déchaîner la colère des
géants contre les Grecs et un bon nombre d’entre
eux seront massacrés. Cette scène fait échos
à la rencontre (ultérieure) entre Ulysse et
Nausicaa : la princesse phéacienne l’accueillera
sur son île, mais lui interdira de la suivre, et l’autorisera
toutefois à suivre ses servantes afin qu’elles
le guident jusqu’au palais de son père. Ce
qu’Ulysse, sage et précautionneux, s’abstiendra
de faire, ne se laissant guider vers le Palais, que le lendemain
par une petite fille (qui n’est autre qu’Athéna
métamorphosée).
L’étranger
fait l’objet de la plus détestable des suspicions
: il serait une menace pour les femmes. Cette question est
abondamment traitée par Frantz Fanon qui décrypte
« l’imago de nègre » qui détermine
le regard que le Blanc pose sur le Nègre.
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« Le
nègre, écrit-il, incarne la puissance
génitale au dessus des morales et des interdictions.
Les Blanches, elles, par une véritable induction,
aperçoivent régulièrement le nègre
à la porte impalpable qui donne sur le royaume des
Sabbats, des Bacchanales, des sensations sexuelles hallucinantes…
Nous avons montré que le réel infirme toutes
ces croyances. Mais cela se place sur le plan de l’imaginaire,
en tout cas sur celui du paralogique ».
Sans doute les Grecs ont-ils violées les femmes de
Troie et renouvelé ce genre de forfaits à
Kikones, aussi la méfiance vis-à-vis de ces
guerriers est-elle de mise. Mais Homère, en organisant
la rencontre des Grecs avec une race de Géants élimine
le soupçon d’intentions dépravées.
En effet, les géants sont aux hommes, ce que les
grandes personnes sont aux enfants, et les Grecs suivent
la jeune géante, comme des enfants suivraient une
mère ou une grande sœur. Les Grecs sont donc
« innocents » de toute intention malsaine et
la colère des Géants parait disproportionnée.
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Les
amants s’approuvent mutuellement d’exister |
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L’accusation
« sexuelle » est « paralogique »
pour reprendre l’expression de Fanon, mais pas absolument…
illogique. Elle a une valeur « paralogique »
en ce sens qu’elle peut se « fonder »
sur des liaisons que l’inconscient est à même
de produire. L’autochtone peut penser : si l’Etranger
subit un déficit de reconnaissance puisque la relation
d’échange lui est refusée, il se peut,
alors, qu’il ait l’impérieux besoin de
recevoir cette forme de « reconnaissance » que
produit l’amour…
L’amour produit une forme de reconnaissance, d’approbation
immédiate et sans réserve de l’autre.
Les amants « s’approuvent mutuellement d’exister
», écrit Paul Ricœur dans « Parcours
de la reconnaissance ». L’impossibilité
à s’inscrire dans l’échange, c’est-à-dire
dans une relation de reconnaissance sociale, peut activer
le désir infantile de retrouver cet état primaire
de la reconnaissance représenté par l’amour.
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Désir de
l’amour de la mère qui se reconnaît elle-même
dans son enfant (épisode de la jeune Géante)
; ou encore le désir de trouver auprès de
l’amante ce sentiment d’être approuvé
sensiblement (bientôt les compagnons d’Ulysse
se jetterons dans la couche de Circé).
La scène de la rencontre entre Ulysse et Nausicaa
est teintée d’ambiguïté : Ulysse
y surgit nu, un rameau à la main « pour voile
de sa virilité » et « l’horreur
de (son) corps tout gâté par la mer »
provoque la « fuite éperdue » des servantes.
Seule Nausicaa, inspirée par Athéna, verra
dans la nudité du Héros le dénuement
du naufragé et se comportera humainement. Homère
joue habilement avec la question de la reconnaissance :
il donne à voir une séquence érotisée,
mais au-delà des apparences, Ulysse est dans cette
scène un home implorant et Nausicaa une femme qui
reconnaît en Ulysse leur commune humanité.
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Quête d’amour et honte de soi |
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Frantz Fanon explore
ce désir d’être aimé par l’autre
et découvre l’aliénation qui sous-tend
ce désir : « De la partie la plus noire de
mon âme, à travers la zone hachurée
me monte ce désir d’être tout à
coup « blanc ». Je ne veux pas être reconnu
comme « Noir », mais comme « Blanc »
Or - et c’est là une reconnaissance que Hegel
n’a pas décrite – qui peut le faire,
sinon la Blanche ? En m’aimant, elle me prouve que
je suis digne d’un amour blanc. On m’aime comme
un Blanc. Je suis Blanc. Son amour m’ouvre l’illustre
couloir qui mène à la prégnance totale.
»
Frantz Fanon montre, par delà, le sens « sexuel
» et restrictif de l’amour, que le danger pour
le « Noir » est de vivre en quêtant la
« reconnaissance » de l’Autre, de vivre
pour plaire et être approuvé par lui : «
quand les nègres abordent le monde blanc, il y a
une certaine action sensibilisante. Si la structure psychique
se révèle fragile, on assiste à un
écroulement du Moi. Le Noir cesse de se comporter
en individu « actionnel ». Le but de son action
sera Autrui (sous la forme du Blanc), car Autrui seul peut
le valoriser. »
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Ce désir
de reconnaissance à des conséquences mortifères
: « La honte. La honte et le mépris de moi-même.
La nausée. Quand on m’aime, on me dit que c’est
malgré ma couleur. Quand on me déteste, on
ajoute que ce n’est pas à cause de ma couleur…
Ici ou là, je suis prisonnier du cercle infernal.
»
Ce sentiment de honte, les Grecs vont le boire jusqu’à
la lie : après s’être jetés dans
les bras de Circé et bu son philtre magique, ils
connaissent la honte suprême : être transformés
en porcs. Le désir d’être reconnu par
l’autre génère un sentiment de honte
de soi qui culmine en un deuil de soi comme objet capable
d’inspirer l’amour d’autrui.
L’Odyssée instruit le Grec que la reconnaissance
n’est pas la fille de l’amour : la reconnaissance
est le produit d’un lien social, et elle ne s’obtient
que par la lutte. Mais cette lutte sera un engagement obscur,
qui menace d’entraîner dans les contrées
de l’agressivité et de la destructivité.
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Circée
: l’épreuve de la confrontation et de l’agressivité |
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Hermès sauve
Ulysse de la magie de Circé en lui offrant «
l’herbe de vie » et il lui enseigne la nécessité
de renoncer à rechercher la reconnaissance en poursuivant
le désir d’être aimé. La relation
d’échange et de reconnaissance mutuelle se
construit « socialement » par la relation d’échange.
Et l’échange est le produit d’une lutte,
d’une confrontation, car il présuppose l’affirmation
de soi, la reconnaissance de soi par soi. Hermès
lui donne ces instructions : quand la déesse lui
proposera d’entrer dans sa couche, au lieu de la pénétrer
avec son sexe, il devra la menacer de la pénétrer
avec son glaive, puis l’obliger à jurer sur
les dieux de l’Olympe qu’elle le traitera humainement.
La confrontation n’est pas l’agressivité.
L’homme agressif, comme l’indique l’étymologie
du mot (le latin « aggredi » signifie «
marcher vers » et « rentrer en contact »),
c’est l’homme qui va au devant de l’autre
pour s’imposer à lui par un surgissement ;
bref, il est celui qui, de manière brutale, veut
obtenir la reconnaissance d’autrui. L’homme
qui se « confronte » à autrui, est différent
: il est celui qui trace une ligne entre l’autre et
lui-même (la ligne de « front »), une
ligne qui sépare le moi et l’altérité,
ligne qui matérialise une différence.
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La
confrontation n’est pas sans lien avec l’épreuve
de « l’ordalie » : d’elle, on attend
une confirmation de sa propre légitimité, une
réassurance quant à sa propre puissance, une
preuve de sa propre solidité. Dans la confrontation,
l’homme n’attend pas la reconnaissance d’autrui
: ce qu’il veut, c’est se prouver, à lui-même,
sa propre valeur en se mesurant à altérité
(c’est un sens du mot « confrontation »
que l’on retrouve dans des expressions comme «
se confronter à ses difficultés » ou «
se confronter à des témoins » pour dire
qu’une défense est mise à l’épreuve
du témoignage d’autrui).
La confrontation est donc distincte de l’agressivité…
mais la menace plane pour celui qui se « confronte »,
de sombrer dans l’agressivité et dans la destructivité.
La confrontation avec Circé tourne à l’avantage
d’Ulysse (qui va obtenir tout à la fois la libération
de ses compagnons et les faveurs de la déesse et de
ses servantes). Les étapes suivantes du périple
d’Ulysse décrivent une série d’épreuves
qui va permettre de fonder une « reconnaissance de soi
par soi », une affirmation de la différence.
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Reconnaissance
de soi par soi : voyage aux enfers et retour aux origines |
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La
première étape de cet apprentissage est symbolisée
par l’épreuve que Circé impose aux Grecs
: faire un voyage aux pays des morts, voyage qui a un pouvoir
de « ré-affiliation », symbolisé
par la rencontre d’Ulysse avec sa mère décédée
et avec des ancêtres. Se reconnaître soi-même,
c’est, tout d’abord, se sentir reconnu comme membre
d’une famille, d’un lignage, d’un groupe
d’appartenance.
Frantz Fanon analyse le mouvement politico-littéraire
de valorisation de la « négritude » comme
une étape indispensable de reconnaissance de soi, par
soi et pour soi. Pour les promoteurs du discours sur la «
négritude », observe Fanon, « il importe
non pas de les éduquer (les Blancs), mais d’amener
le Noir à ne pas être l’esclave de leurs
archétypes ». A travers la « négritude
», le Noir se définit par lui-même et pour
lui-même, en réinvestissant la terre Africaine,
terre des « ancêtres ». La réappropriation
de la culture « nègre », et en particulier
de son rapport singulier à la Nature, permet l’affirmation
d’une autre modalité « d’être
au monde », distincte de celle qui prévaut chez
le Blanc.
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La « négritude
» crée une ligne de partage et de confrontation
entre Noirs et Blancs : « Le Blanc veut le monde
; il le veut pour lui tout seul. Il se découvre le
maître prédestiné de ce monde. Il s’établit
entre le monde et lui un rapport appropriatif (…)
En magicien, je vole au Blanc « un certain monde
», pour lui et les siens perdu. Ce jour là,
le Blanc dut ressentir un choc en retour qu’il ne
put identifier, étant tellement peu habitué
à ces réactions. (…) L’essence
du monde était mon bien ». Avec l’affirmation
de la négritude, le Blanc qui « possède
» le monde est renvoyé dans la région
du manque : il ne connaît le monde qu’en tant
qu’il est objet d’appropriation, mais la connaissance
des forces secrètes qui animent la nature est, chez
lui, complètement refoulée.
La confrontation est un combat qui s’inscrit dans
la durée ; ce n’est qu’au terme d’une
série d’épreuves que s’impose
la « reconnaissance de soi, par soi et pou soi »,
c’est-à-dire la reconnaissance, par soi-même,
de sa propre valeur. Les trois épisodes suivants
de l’Odyssée forment des étapes de ce
travail de « d’auto-reconnaissance ».
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Sirènes,
Charybde et Scylla, troupeaux d’Hélios : les mises
à l’épreuve |
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Tout
d’abord, les Grecs doivent confirmer leur renoncement
à rechercher une « reconnaissance » qui
passerait par l’amour : il leur faut résister
aux « promesses » portées par le chant
des sirènes. La valeur personnelle se confirme par
l’aptitude au sacrifice, puisque c’est pour ce
qui a de la valeur, que l’on accomplit des sacrifices.
Les Grecs, à l’épisode suivant, doivent
accepter de sacrifier six des leurs en passant à côté
du monstre Charybde, plutôt que de risquer la mort de
tout l’équipage en affrontant le monstre Scylla.
Enfin, les Grecs doivent renoncer à s’emparer
des troupeaux d’Hélios, même si la faim
les tenaille, même s’il y a un constant désespoir
à survivre grâce à un travail pénible
en ayant, constamment, sous les yeux, l’étalage
des richesses démesurées du dieu.
Les compagnons d’Ulysse échoueront à contrôler
leur envie et à refréner leur désir d’appropriation
du monde : ils enfreindront l’ordre d’Ulysse et
massacreront les troupeaux pour se livrer à un festin
gigantesque.
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Les
Grecs échouent faute d’avoir compris le sens
de cette épreuve : les biens qu’ils créaient
(aussi modestes soient-ils), témoignaient de leur valeur
; les biens dérobés au dieu, annulent leur valeur
: ils sont ce qu’ils ont (des hommes riches des biens
d’un dieu) et ce qu’ils ont appartient à
un Autre. Ils sombrent alors dans la pure agressivité
en tentant d’obliger le dieu indifférent à
leur sort à les reconnaître en commettant un
acte aussi impie que téméraire. Ils promettent
de retour à Ithaque de construire un temple à
Hélios et de lui immoler des bœufs : comme si
c’étaient les hommes qui se choisissaient leur
dieu, comme si ce n’étaient pas les dieux qui
imposaient aux hommes de leur rendre un culte, comme si la
religion était un rapport d’échange symétrique
entre les hommes et les dieux ! Hélios n’aura
aucun scrupule à se venger de ces hommes « agressifs
» (hommes qui tentent de s’imposer brutalement
pour obtenir la reconnaissance) ; les derniers compagnons
d’Ulysse périront noyés.
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Calypso
: l’épreuve de la dépression et du deuil
de soi comme membre d’une communauté |
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La
mort des compagnons d’Ulysse parachève le processus
de confrontation et de reconnaissance de soi, par soi. Ulysse
n’est plus le membre d’une communauté,
il n’est plus un Grec dans un groupe de Grecs : il est,
à présent, seul. La reconnaissance de soi par
soi, fait naître le sentiment de sa propre valeur. Mais
ce sentiment a pour effet de « singulariser »
l’individu : cette valeur, c’est la sienne, et
non celle de son groupe. La reconnaissance de soi, par soi,
se mue en un deuil de soi comme membre d’une communauté.
Voilà qu’Ulysse réalise en apparence les
conditions de la félicité : il a une vie oisive,
en compagnie de la nymphe Calypso, déesse aussi aimante,
que bonne, belle et voluptueuse.
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Toutefois
- il n’est pas besoin d’avoir fait médecine
pour constater cela ! -, Ulysse connaît une sévère
dépression : il passe le plus clair de son temps à
pleurer le visage tourné vers l’horizon. Ulysse,
pour reprendre l’expression du sociologue Abdelmalek
Sayad, vit dans une « double absence » : il est
un homme qui n’est ni « d’ici », ni
de « là-bas ». En effet, Ulysse ne peut
s’unir vraiment à Calypso et fonder avec elle
un foyer. Les deux amants le voudraient-ils, que Zeus, qui
ne tolère pas les unions durables entre hommes et déesses,
s’y opposerait. Il n’est pas un homme d’
« ici » et jamais il ne pourra reconstruire sa
vie sur l’île océane de Calypso.
Mais est-il encore seulement un homme de « là-bas
», un homme d’Ithaque ?
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Etre
mort pour les siens |
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Lors
de sa descente aux enfers, il a été avertit
par Agamemnon des déboires qui attendent ceux qui reviennent
au pays : le spectre de ce roi lui a raconté comment
Clytemnestre, son épouse, le fit assassiner, pour se
venger de lui et pour se remarier avec un autre homme. Après
une aussi longue absence, comment croire que l’on est
toujours attendu au « pays » ? Là-bas,
la vie a continué, les choses ont nécessairement
changée. Comment croire, après des dizaines
d’années, qu’on attende toujours son retour,
où même qu’on le tienne encore pour vivant
? Après tant d’années, la loi, elle-même,
aura exigé que l’on tourne la page « Ulysse
». Les lois grecques fixaient aux épouses une
période de deuil qui ne devait pas excéder une
année et elles imposaient même le remariage des
veuves. La communauté ne tolère pas ces pleurs
qui retiennent les âmes des morts sur la terre et qui,
par conséquent, perturbent l’ordre du monde,
qui a pour exigence la stricte séparation des morts
et des vivants. Pénélope se sera remariée
pour son bien, pour que son âme puisse gagner un repos
éternel. D’ailleurs, si Homère nous décrit
des dizaines de prétendants autour de Pénélope,
c’est bien pour nous faire comprendre que c’est
la communauté elle-même qui exige, par un remariage,
la fin d’un deuil qui n’a que trop duré.
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Ulysse
ignore les ruses que déploient Pénélope
et son fils, Télémaque, pour opposer un déni
à sa mort probable. Télémaque est parti
enquêter à travers la Grèce pour recueillir
des témoignages ; Pénélope défait
chaque nuit une « tapisserie », qui est en réalité
un linceul, qui une fois terminé symbolisera le corps
du disparu lors d’un rituel d’enterrement.
Pour dénier la mort d’Ulysse, le mensonge éhonté
est mis à contribution par la mère comme par
le fils : Eumée, le porcher, raconte qu’il est
devenu fréquent que des imposteurs se présentent
devant les portes du Palais de Pénélope et qu’ils
racontent d’hypothétiques « rencontres
» avec Ulysse, tout en sachant pertinemment qu’ils
recevront, en récompense de leurs mensonges, des biens
que Pénélope leur dispensera sans compter.
Ulysse, par simple réalisme, doit admettre qu’il
n’a plus sa place « là-bas » et que
la communauté des hommes d’Ithaque l’a
déjà enterré. Sa mère n’est-elle
pas morte, persuadée qu’il est décédé
; son père est certain de sa mort ; ses fidèles
serviteurs, à commencer par le sage Eumée, partage
cette conviction.
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Les
Phéaciens : narration et parole singulière |
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Grâce
à l’intervention d’Athéna et par
un ordre de Zeus, Ulysse va quitter Calypso. Pour Ulysse,
c’est l’arrivée sur l’île des
Phéaciens, peuple aimé des dieux, qui se tient
éloigné de tous les autres peuples de la terre.
Dans cette île, il n’y a pas d’étranger.
Le « métier » de ces hommes, dit Ulysse,
est celui de « passeur de leur île » ; autrement
dit, leur métier c’est, dirait-on aujourd’hui,
d’affréter des charters pour expulser les étrangers
qui menacent leur existence parfaite.
Sans l’aide d’Athéna, il aurait été
« expulsé ». Ulysse évite les erreurs
du passé, en s’abstenant de suivre les femmes.
Et il va introduire quelque chose de nouveau : il se présente,
non pas tant comme un « étranger » (un
homme de « là-bas ») que comme un homme
singulier qui fait le récit de son parcours entre «
là-bas » et « ici ».
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Il
est d’abord un homme porteur d’un récit
qui émeut – dans lequel d’autres hommes
peuvent se reconnaître en compatissant à ses
souffrances ; et en même temps, d’un récit
qui singularise absolument de son auditoire « autochtone
» car sa différence c’est d’avoir
vécu ce parcours qui fait lien entre « là-bas
» et « ici ». Cette singularité,
nul autochtone ne peut y prétendre. D’où
l’ambivalence des Phéaciens, à la fois
charmés et envieux.
Ulysse approche de ce moment où la reconnaissance mutuelle
devient possible. Il n’est plus un « Etranger
», c’est-à-dire un individu attaché
à une entité inconnue et possiblement ennemie.
Il est un homme, semblable aux hommes de Phéacie, puisque
ceux-ci peuvent compatir avec lui, mais il est aussi un homme
« différent » de part son parcours qui
l’a ouvert comme nul autre à l’altérité.
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Singularité
et dépassement de la question des « origines » |
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Comme
l’observe Frantz Fanon, l’affirmation de soi,
au travers de la valorisation de la négritude ne pouvait
être qu’une étape dans un processus de
désaliénation. L’étape suivante,
requiert de se libérer de l’identité «
Noire », de l’identité « groupale
» pour pouvoir s’affirmer comme un être
singulier ouvert à l’altérité :
« Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur,
de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure
à une autre race. (…) Il y a ma vie prise au
lasso de l’existence. Il y a ma liberté qui me
renvoie à moi-même. Non, je n’ai pas le
droit d’être un Noir. Je n’ai pas le devoir
d’être ceci ou cela… (…) Je me découvre
un jour dans un monde et je me reconnais un seul droit : celui
d’exiger de l’autre un comportement humain. Un
seul devoir. Celui de ne pas renier ma fierté au travers
de mes choix. Je ne veux pas être la victime de la «
Ruse » d’un monde noir. Ma vie ne doit pas être
consacrée à faire le bilan des valeurs nègres.
Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique
blanche, pas davantage d’intelligence blanche. Il y
a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent.
Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois
pas y chercher le sens de ma destinée. Je dois me rappeler
à tout instant que le véritable « saut
» consiste à introduire l’invention dans
l’existence. »
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A ce point, Ulysse
réunit la ressemblance (un homme parmi d’autres
hommes) et la différence (un homme ouvert, comme
nul autre, à l’altérité). Reste
pour que s’accomplisse la possibilité la reconnaissance
mutuelle, qu’Ulysse et les Phéaciens se reconnaissent
leur complémentarité. Ulysse va prouver aux
Phéaciens sa supériorité dans les jeux,
et il reconnaîtra la supériorité des
Phéaciens dans les arts de la danse. Par la créativité,
les arts et la danse, l’agressivité suscitée
par l’envie (celle d’Ulysse pour les biens des
Phéaciens, celle des Phéaciens pour la singularité
d’Ulysse) se trouve canalisée, et les qualités
des uns et des autres ont été reconnues. Alcinoos,
roi des Phéaciens, propose à Ulysse la main
de sa fille Nausicaa.
Les Phéaciens entrevoient la possibilité d’ouvrir
leur île aux mondes des étrangers et ils couvrent
Ulysse de cadeaux qui sont autant de témoignage de
leur habileté artistique qui, connue à l’étranger,
offrirait des perspectives intéressantes de commerce
(mais les dieux qui « aiment » jalousement les
Phéaciens, veulent les garder isolés et s’opposeront
à l’ouverture de l’île).
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Un
"étranger" de retour au pays natal |
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Ultime
ruse d’Athéna, qui sait les menaces que représentent
les prétendants : Ulysse rentre au pays… sous
les traits d’un vieux Crétois, d’un étranger.
Les leçons du passé sont retenues : Ulysse refuse
de se procurer la reconnaissance « par l’amour
», et refuse de se faire reconnaître de Pénélope
; il se présente en homme singulier porteur d’un
récit d’un périple, analogue à
celui qu’il a réellement vécu ; il suggère,
pour canaliser l’agressivité sa propre agressivité
et celle des prétendants, de recourir au jeu : celui
qui parviendra à tirer avec l’arc d’Ulysse
pourra épouser Pénélope. Sous les sarcasmes,
toujours dissimulé sous les traits du vieux Crétois,
il triomphe de ce « jeu ». Puis, il tombe le masque
et se fait reconnaître.
Le récit pourrait s’arrêter là :
à cet instant chacun reconnaît Ulysse dans sa
puissance et son triomphe. Mais, saisit d’une rage vengeresse,
Ulysse se livre aux meurtres abjects des prétendants
désarmés. Ceux-ci le supplient de les épargner
et lui rappellent qu’ils le tenaient légitimement
pour mort après tant d’années d’absence.
Non rassasié par tant de sang versé, Ulysse
massacre les servantes qui ont eu des liaisons avec les prétendants.
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Que
tous ces personnages aient eu des conduites indignes, nul
ne saurait en disconvenir… Mais Ulysse se prend t-il
pour Hélios en massacrant des hommes qui ont eu pour
tort principal de manger les bêtes de ses troupeaux
?
Cette rage meurtrière est tenue pour monstrueuse par
les Grecs. C’est bien ce que nous décrit Homère,
même si les versions édulcorées et «
hollywoodiennes » du mythe nous présente ce massacre
abjecte comme un « triomphe ».
L’Agora se réunit et se rebelle contre Ulysse
: car ce sont non seulement les meilleurs enfants de la Cité
qui ont été massacrés, mais aussi de
nobles enfants de cités alliées et d’îles
voisines. Dans sa rage meurtrière, c’est l’ouverture
à l’altérité de la communauté
d’Ithaque, qu’Ulysse a détruit : la Cité
est à présent menacée de représailles
par ses voisins. L’Agora armée se lève
donc pour assassiner Ulysse et ses quelques partisans.
Athéna pronostique la mort de tous les protagonistes.
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Le
migrant comme « intercesseur » |
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Comment
comprendre cette rage vengeresse ? Le psychanalyste Harold
Searles (« La psychodynamique du désir de vengeance
» in « l’effort pour rendre l’autre
fou ») voit dans la pulsion vengeresse un mécanisme
de défense contre le chagrin et l’angoisse de
séparation. Dans ce retour au pays, le chagrin lié
la perte de la mère morte de chagrin est occulté
par la scène de la reconnaissance d’Ulysse par
sa nourrice et le sentiment de l’irrémédiable
séparation avec la patrie est occulté par Ulysse
qui tout au long du récit imagine que les habitants
d’Ithaque l’attendent encore et peuvent le croire
vivant.
La déesse désemparée implore le secours
de Zeus qui promet, sous réserve qu’Ulysse recouvre
son sceptre, de garantir l’amitié des Cités
voisines. Athéna doit pousser un cri inouï, qui
va glacer le sang des guerriers, pour stopper les combats
et créer les conditions du retour à la paix.
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En
somme, Ulysse ne recouvre son sceptre qu’autant qu’il
se conforme à la volonté de Zeus, c’est-à-dire
qu’il garanti l’ouverture d’Ithaque au monde
extérieur.
Ce qui défini le migrant, ce n’est pas le fait
qu’il soit de « là-bas » (c’est
là, la qualité de l’Etranger) : c’est
le fait d’être (qu’il en soit lui-même
conscient ou non) celui qui peut, parce qu’il a accomplit
un parcours d’ouverture à l’altérité,
qui l’a mené de « là-bas »
à « ici », s’affirmer comme un intercesseur
entre « là-bas » et « ici ».
Mais, l’intercession est quelque chose qui ne se divise
pas : devenir un « intercesseur » pour les gens
« d’ici », signifie réciproquement
être reconnu comme un « intercesseur » par
les gens de « là-bas ». Ulysse aborde alors,
la dernière phase de sa lutte pour la reconnaissance
: être reconnu par les siens comme un « intercesseurs
».
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Conclusion
: parcours du migrant et lutte pour la reconnaissance |
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Ce qu’Homère
nous apprend du parcours du migrant, c’est qu’il
est une lutte pour la reconnaissance.
Ce parcours débute par une expérience de «
désorientation » car la relation d’échange
et de complémentarité est introuvable.
Pour sortir de ce vertige, le migrant recherche la reconnaissance
de l’autre, dans sa forme la plus immédiate,
à savoir au travers de l’amour et l’amitié.
Cette expérience est frustrante, car elle oblige
à vivre non pas pour soi, mais pour obtenir l’approbation
de l’autre. Pire, cette expérience frustrante
conduit à la honte de soi et à un deuil de
soi comme objet digne de l’amour de l’autre.
Pour sortir de la honte de soi, la confrontation devient
nécessaire. Confrontation par laquelle le sujet se
prouve, à lui-même, sa propre valeur et s’affirme
dans sa différence. Phase dangereuse, car la confrontation
peut verser dans la pure agressivité, voir dans la
destructivité.
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De
cette phase de confrontation naît le sentiment de sa
propre singularité, d’abord satisfaisant, mais
qui induit ensuite la nécessité d’avoir
à faire le deuil de soi-même comme membre d’un
groupe d’appartenance. Pour sortir de cette phase dépressive,
la confrontation se mue en une affirmation de soi, où
le sujet se revendique comme être singularisé
par son parcours migration, et comme intercesseur reliant
le « là-bas » et « l’ici ».
Pour reprendre les mots de Frantz Fanon, le projet de cet
homme c’est : être « un particulier humain,
tendre vers l’universel. » De là naît
la possibilité d’une reconnaissance mutuelle,
l’autre reconnaissant cette compétence d’intercesseur
entre des mondes, cette compétence d’homme «
habile » avec l’altérité.
Ce parcours est une lutte, et comme toute lutte, elle comporte
des phases « chaudes » et des phases « froides
», des phases actives qui permettent de franchir un
nouveau palier et des phases de glaciation où le sujet
s’enkyste. Ce parcours du migrant se franchit parfois
sur plusieurs générations.
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Migration
et lutte pour la reconnaissance |
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Si
nous éloignons du monde d’Homère, nous
tournons notre regard vers les migrants qui nous entourent,
nous pouvons apercevoir ces effets « d’enkystement
» et de « franchissement de paliers ».
Nous voyons, tels les compagnons d’Ulysse suivant aveuglément
la jeune géante, des enfants de migrants qui accomplissent
des progrès scolaires étonnants avec la passion
d’être aimé d’un maître ou
d’une maîtresse ; nous les voyons aussi s’effondrer
quand ils rencontre le regard « professionnel »
et « froid » du professeur de collège.
Nous voyons ces jeunes gens qui travaillent au-delà
de leur force en quête d’approbation ; nous les
voyons s’effondrer quand on leur signale froidement
le terme de leur CDD.
Nous voyons, tels les compagnons d’Ulysse se précipitant
dans la couche de Circé, ces jeunes gens qui adoptent
des conduites à risques (multiplication des relations
sexuelles, usages de produits) qui leur donne l’illusion
de faire « comme les autres », de faire «
comme les gens du cru » et qui finissent désorientés
et traités comme s’ils étaient des «
porcs ».
Nous voyons, tel Ulysse descendant aux enfers, ces migrants
puissamment animés par ce besoin de se construire en
se renouant avec les « origines ». Nous voyons
aussi ceux qui s’enkystent dans le communautarisme et
dans la rancœur contre la société d’accueil.
Nous voyons ceux qui consentent aux sacrifices nécessaires
pour construire un projet qui témoigne de leur valeur
; et ceux qui, face à la dureté des sacrifices,
s’abandonnent à l’agressivité et
à la prédation.
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Nous
voyons ceux qui, tel Ulysse pleurant sur l’île
océane, sombre dans la dépression et qui ne
savent plus qui ils sont, se sentant tout à la fois
déliés de leur communauté d’origine
et aliénés dans la société d’accueil.
Nous voyons ceux qui redressent la tête pour revendiquer,
dans des luttes, leur histoire : celles des migrants, toujours
présents dans les luttes les plus chaudes (des FTP-MOI
et des soldats coloniaux de la Libération jusqu’à
la marche des Beurs, en passant par les luttes syndicales
et contre les discriminations).
Nous voyons ceux qui sombrent dans la colère à
l’encontre du pays d’origine qui ne les reconnaît
plus.
Nous voyons ceux qui se font intercesseurs pour expliciter
leur monde d’origine à la société
d’accueil et pour aider les nouveaux arrivants à
trouver leur place dans la société d’accueil
et ceux qui s’enorgueillissent à bon droit de
leur habileté avec l’altérité.
Le parcours décrit par Homère, nous l’avons
sous nos yeux. L’émigration est une lutte, dont
l’objet final est, pour le migrant, la réalisation
de ses compétences d’intercesseurs. Pour que
la reconnaissance mutuelle s’accomplisse, il suffit
à la société d’accueil de se poser
cette question : dans un monde irrémédiablement
mondialisé, n’est-il pas de compétences
plus précieuses que celles des intercesseurs, celles
des hommes et des femmes habiles avec l’altérité
?
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