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LITTERATURE DE NAUFRAGES,
EXTRAITS DE RECITS DE KNUT HAMSUN,
GEORGES ORWELL ET JEAN-PAUL CLEBERT
par Emmanuel Meunier, CSST Rivage
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Correspondances Hiver 2003-2004.
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Ecriture
et "expérience" de la clochardisation |
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Comment
des hommes s'abandonnent-ils à une telle déchéance
? Declerck livre un certain nombre de pistes pour comprendre
un processus de désocialisation qui est à la
fois social et psychologique. C'est un invariant historique
: de tout temps, et quel que soit le niveau de développement
social, des hommes sombrent dans une misère absolue
et stigmatisée comme abjecte par leurs contemporains,
qu'importe que ceux-ci soient appelés, gueux, clochards
ou SDF. Declerck suggère qu'il y a dans la perte et
dans la chute un certain apaisement, une satisfaction masochiste.
Pour nous rendre sensible à un tel processus nous avons
repris des extraits de trois romans écrits par des
auteurs ayant vécu la clochardisation : Knut Hamsun
auteur de "La faim" (1890), Georges Orwell auteur
de "Dans la dèche à Paris et à Londres"
(1933) et Jean-Paul Clébert, auteur d'un "Paris
insolite" (1952).
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Sans
doute Knut Hamsun, Georges Orwell et Jean-Paul Clébert
furent-ils des clochards hors normes. Ils avaient une formation
intellectuelle, le désir d'écrire et la souffrance
de ne pouvoir écrire.
Ce
sont aussi des hommes jeunes et d'une certaine trempe.
Hamsun
est une force de la nature, qui officiera comme pêcheur
de morues sur les bans de Terre-Neuve et comme conducteur
de sleeping-car sur les routes des Etats-Unis.
Orwell,
avant de devenir le célèbre auteur de "1984",
a été soldat dans l'armée coloniale
britannique et milicien antifasciste durant la Guerre d'Espagne.
Clébert
a été résistant dans les maquis..
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Ne rien
garder |
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Dans
la préface de Gide au roman de Knut Hamsun intitulé
"La faim" (1890), on lit : "faut-il admettre,
écrit-il à propos du héros clochardisé
de "la faim", que son être même, comme
son estomac, reste à ce point façonné
par le jeûne, qu'il ne peut rien garder (souligné
par Gide). La réserve physiologique, intellectuelle
ou morale, lui est (devenue ?) intolérable. Tout
ce qu'il prend ou qu'on lui donne, il le vomit presque aussitôt"
(1).
Les
trois auteurs semblent s'accorder sur ce point : l'effort
pour conserver presque rien est tellement douloureux qu'il
vaut mieux n'avoir rien du tout.
Pour
Orwell la torture de la misère est cet effort désespéré
pour économiser et ne pas laisser filer le peu d'argent
disponible. Il faut garder, contenir, retenir.
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"Mais
si la misère dure, explique-t-il, vous faites
cette "découverte capitale : savoir que la misère
a la vertu de rejeter le futur dans le néant. On peut
même soutenir, jusqu'à un certain point, que
moins on a d'argent, moins on se tracasse pour cela. Quand
il vous reste cent francs en poche, vous imaginez les pires
ennuis. Si vous avez trois francs, cela ne vous fait ni chaud
ni froid. Car avec trois francs vous avez de quoi manger jusqu'au
lendemain : vous ne voyez pas plus loin. Vous êtes ennuyé,
mais vous n'avez aucune peur. Vous vous dites vaguement :
"Dans un jour ou deux je n'aurai plus rien à me
mettre sous la dent - embêtant ça". Puis
vous pensez à autre chose. Le régime du pain
sec et de la margarine secrète, en un sens, son propre
analgésique" (2).
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Chercher
un abri ou s'abandonner à la rue ? |
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A
un certain stade de misère, on ne cherche plus à
retenir l'argent, mieux, on se soulage hâtivement
du peu dont on est en possession.
Le
plus chimérique espoir, par exemple la vague promesse
d'un emploi, peut fournir le prétexte de dépenses
aussi inutiles que désastreuses. "On peut
se creuser les méninges, observe Clébert,
regarder par terre (pour chercher des pièces de monnaie),
tirer des plans sur la comète et se mettre à
jurer tout bas, tout cela ne sert à rien, il vaut
mieux se laisser aller, le destin devant pourvoir"
(3)
Retenir
l'argent demande un effort considérable, mais trouver
un abri est un exploit plus grand encore, car il faut de
l'argent, solliciter des amis, explorer inlassablement la
ville en quête de lieux inhabités. Clébert
est l'explorateur aventureux d'un Paris inconnu des parisiens
et des touristes.
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Il
faut être un explorateur tenace, car pour trouver un
toit, dit Clébert, l'effort demande d'"éprouver
l'obsession de quatre murs et d'un plafond, d'un abri contre
les intempéries en même temps que le refus d'une
cohabitation de caserne". Pour trouver ce genre d'abris,
"combien de tentatives, combien d'îlots insalubres
inventoriés, d'escaliers à plusieurs branches,
de couloirs à carrefours, combien d'escalades pénibles
ou dangereuses et d'explications à donner aux locataires
rencontrés" ? (4) De telles recherches épuisent
parfois les forces de l'explorateur. Knut Hamsun raconte :
"Je caressais ma couverture, me familiarisant de plus
en plus avec l'idée de coucher dehors. Je m'étais
si longtemps tourmenté à chercher un logis en
ville que j'en étais las et dégoûté.
C'était une vraie jouissance d'abandonner la partie,
de me retirer du combat et de flâner dans les rues sans
une pensée en tête". (5)
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Choses
encombrantes : la dignité, la pudeur, l'intériorité
et les désirs |
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Un
autre combat est celui de sauver les apparences. Paraître
digne, pour s'épargner les visages des passants qui
se détournent, ceux des femmes qui frémissent
craintivement, ou les sarcasmes des enfants. Conserver sa
dignité et sa pudeur sont des grandes et belles choses,
mais il y a des nécessités, observe Jean-Paul
Clébert. Par exemple "quand il s'agit de se
laver les couilles. Car malgré la pudeur très
relative du clochard quant à l'exposition de telles
parties de son individu, il est malaisé et dangereux
d'exhiber son arrière-train ou ses pendeloques viriloïdes
aux yeux des passants l'estomac plié en deux par la
curiosité sur le parapet. Et plus encore que de choquer
le regard de ceux-ci, il faut se garder d'attirer l'œil
des flics en maraude qui vous iraient foutre dedans sous l'inculpation
cumulée d'attentat à la pudeur et d'exhibitionnisme.
Quel pudibondieuserie" Après avoir exposé
plusieurs moyens adroits pour se soulager discrètement,
l'auteur conclut : "Le mieux est de s'en foutre, risquer
le paquet, s'installer le plus confortablement et laisser
venir les emmerdements. Choisir un lieu discret sur ces berges
inhabitées si ce n'est par des grues et des sablières.
Et tant pis (ou tant mieux) pour la vieille bique d'en face
qui dès potron-minet s'en va traîner savate,
pot au lait et caniche mignard" (6).
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Conserver
une apparence digne demande un effort inouï. Mais conserver
une intériorité, un espace pour les sentiments,
les émotions et les désirs, c'est encore une
autre paire de manches.
"L'instinct
sexuel, observe Orwell, pour ne pas aller chercher
plus loin, est un instinct fondamental et la privation en
ce domaine peut-être aussi démoralisante que
la privation de nourriture… Totalement coupé
du monde des femmes, le vagabond se sent ravalé au
rang d'un infirme ou d'un simple d'esprit" (7)
Parce
ce qu'il n'est plus rien aux yeux des femmes, "personne
n'est plus pudique qu'un traîne-misère",
observe Clébert. Toutefois l'affamé est tourmenté
de désirs : "combien de fois ai-je traîné
en ville, fauché jusqu'aux dernières miettes,
ne m'arrêtant plus aux devantures des charcuteries
mais à celles des lingeries ?" (8)
Orwell
et Clébert observent, qu'en dépit d'une homophobie
de rigueur, les relations homosexuelles sont monnaie courante
parmi les cloches : il faut bien se soulager.
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Absence
à soi-même et basculement dans la folie |
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Ne
pas devenir fou, conserver un ordre dans ses pensées,
est un exploit, un effort désespérant.
Heureusement,
la faim sécrète un nouvel analgésique
à même d'épuiser le flux des pensées
bouleversées : ce remède soulageant s'appelle
l'absence à soi-même.
Knut
Hamsun, l'estomac vide depuis plusieurs jours, raconte :
"Je me sentais délicieusement vide, sans
contact avec ce qui m'entourait, et heureux de n'être
vu de personne. J'étendis les jambes sur le banc
et me renversais en arrière ; ainsi je pouvais mieux
sentir tout le bien-être du détachement. Il
n'y avait pas de nuage dans mon âme, pas une sensation
de malaise, et aussi loin que pouvait aller ma pensée,
je n'avais pas une envie, pas un désir insatisfait.
J'étais étendu les yeux ouverts, dans un état
singulier ; j'étais absent de moi-même, je
me sentais délicieusement loin" (9)
Si
la faim n'offre pas cette absence à soi-même,
l'alcool y pourvoit. Mais est-il possible, longtemps, de
se retenir de hurler, après des journées passées
à pleurer sur soi-même ?
Un
homme rencontré par Clébert devant la sortie
d'un théâtre n'y tient plus :
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"J'ai
faim, pleurait-il, larmoyant suppliant, reniflant, toussant,
criant de nouveau, hurlant. Les gens cavalaient vers le métro
et les taxis. Ils ignoraient s'il était saoul ou sincère,
ils l'évitaient. Je crève de faim. Il ne sortait
pas les mains de ses poches. J'ai faim. Au bout de la rue
ils se retournaient quand même avant de disparaître.
Il continuait à chanceler, homme fantôme pourtant
si proche, sirène de détresse crevant le brouillard.
Dès qu'il frôlait un groupe, un couple, son cri
les déchirait, les éparpillait, les femmes accéléraient,
les hommes tournaient l'épaule. Sur une salle entière
vidée sur le trottoir il n'y eut pas une pièce
de vingt ronds, les bourgeois veulent bien faire la charité
mais il faut qu'on la demande poliment, et discrètement,
qu'on fasse le beau d'abord et surtout pas cet affreux scandale
sur la voie publique qui allait gâcher une si belle
soirée, quelle horreur mon cher ! pourquoi n'empêche-t-on
pas cet état de chose, mon chéri ? (…)
Cet homme ne pouvait qu'être devenu fou. Rendu tel par
une longue accoutumance à cet état de vie asociale,
la quête quotidienne et acharnée d'une mauvaise
nourriture, le trop-plein des boissons offertes sur le trop-vide
des aliments refusés, la haine soigneusement entretenue
des richesses côtoyées et le masochisme de la
misère…" (10).
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Le
masochisme de la misère |
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Il
semble qu'il y ait une dynamique de la perte qui, à
certain point, conduit à une situation irrémédiable
où la desocialisation s'installe comme un processus
d'autodestruction qui rendra illusoire toute réinsertion.
Souffrir semble alors le dernier moyen de se sentir exister,
de se différencier des morts. "De quoi avais-je
l'air ? hurle Knut Hamsun. C'était le diable
aussi d'être forcé de se laisser défigurer
vivant, uniquement par la faim ! Je sentis la colère
me prendre encore une fois (…) Quand le diable y serait,
il fallait en finir !… Avec une fureur sans cesse
croissante, grinçant des dents de me sentir si épuisé,
je continuais, parmi les pleurs et les blasphèmes,
à tempêter sans prendre garde aux gens qui
passaient devant moi. Je commençais à me martyriser,
me frapper volontairement le front contre les réverbères,
m'enfoncer les ongles dans les paumes, me mordre la langue
comme un dément, quand elle ne parlait pas distinctement,
et rire furieusement chaque fois que cela faisait un peu
mal" (11)
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A
la fin, il y a peut-être un désir de mourir
avec le fantasme d'y trouver un soulagement. Clébert
observe : "on imagine assez peu le nombre de ces
êtres humains, à bout de ressources et de souffle,
qui s'éteignent en cachette, se terrent dans leur
trou pour se voir mourir" (mots soulignés
par Clébert) (12)..
(1) Knut Hamsun,
La Faim, PUF, Le quadrige d'Apollon, 1961, p. VI
(2) Georges Orwell, Dans la dèche à Paris
et Londre, 10/18, 2003, p. 28
(3) Jean-Paul Clébert, Paris insolite, Denoël,
1961, p.111-112
(4) JP Clébert, op. cit., p. 143-144
(5) K. Hamsun, op. cit., p. 43
(6) JP Clébert, op. cit., p. 93-94
(7) G. Orwell, op. cit., p. 279
(8) JP Clébert, op. cit., p. 200-201
(9) K. Hamsun, op. cit., p. 60
(10) JP Clébert, op. cit., p. 115-116
(11) K. Hamsun, op. cit., p. 93
(12) JP Clébert, op. cit., p. 257
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