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METHADONE A HAUTS DOSAGES ET RISQUE DE TORSADE DE POINTE
Drs Michel Bourquin et Jean-Jacques Déglon,
Fondation Phénix, Genève, Suisse.
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Pendant 40 ans, la méthadone a
été prescrite sans problème à
plusieurs centaines de milliers d'héroïnomanes
à des dosages n'excédant pas 150 mg. Le seul
risque mortel connu jusqu'alors était l'overdose, un
arrêt respiratoire en cas de surdosage associé
à un manque de tolérance.
Le Flyer N°8, juin 2002
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Allongement
du QT et torsade de pointe |
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La
pratique nouvelle des hauts dosages de méthadone (plusieurs centaines
de milligrammes), nécessaires pour équilibrer certains métaboliseurs
rapides, a été récemment associée dans plusieurs
pays à un ou deux cas de décès brutaux attribués
à un trouble du rythme cardiaque, la torsade de pointe.
En cas de prescription de hautes doses de méthadone, il importe
donc de connaître ce trouble et les mesures à prendre pour
limiter ce risque mortel.
La torsade de pointe est une arythmie cardiaque qui entre dans la catégorie
des tachycardies ventriculaires. Elle peut se manifester par une syncope,
si elle est de courte durée et spontanément résolutive,
ce qui arrive souvent, ou entraîner une fibrillation ventriculaire
et la mort.
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Elle
résulte d'un déséquilibre ionique de part et d'autre
de la membrane des cellules cardiaques, entraîné la plupart
du temps par un dysfonctionnement de la pompe à potassium.
La
contraction du cœur ne se fait plus de manière synchrone
à partir du nœud atrio-ventriculaire, mais elle se déclenche
au niveau du ventricule. Le départ de l'excitation change à
chaque contraction, donnant une image caractéristique à
l'ECG, avec des complexes larges, polymorphes, rapides (plus de 250/minute),
dont l'axe varie avec le temps, comme si la pointe du cœur tournait,
d'où le terme " torsade de pointe ".
Le
résultat en est une contraction inefficace sur le plan hémodynamique,
entraînant les symptômes typiques d'un trouble du rythme
ventriculaire.
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Etiologie
de la torsade de pointe |
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La
torsade de pointe (TP) a longtemps été considérée
comme résultant d'une anomalie congénitale, le LQTS (Long
QT Syndrome)1. Les sujets atteints de cette maladie rare ont une dysfonction
héréditaire des canaux ioniques, qui se traduit au repos
par un allongement de l'espace QT.
Par la suite, on a découvert que certains anti-arythmiques (la
quinidine, le disopyramide ou le sotalol, par exemple) pouvaient aussi
entraîner un allongement du QT et parfois des TP. Enfin, ces dix
dernières années, il s'est avéré que des médicaments
d'autres catégories étaient susceptibles de produire les
mêmes anomalies et d'être dangereux dans certaines circonstances2.
Citons notamment la terfénadine et l'astémizole, deux anti-histaminiques
très largement utilisés dans les années quatre-vingt
et certains neuroleptiques, tels la thioridazine ou l'haloperidol. Il
faut rappeler néanmoins que ces substances ont été
prescrites à un très grand nombre de personnes et que l'incidence
de TP est très faible.
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Cela
demeure cependant un risque qu'on ne peut plus négliger.
Deux
éléments à souligner toutefois :
- beaucoup de médicaments pouvant potentiellement allonger le
QT et donner des TP n'ont pas cet effet en temps normal et en monothérapie.
C'est lorsqu'on les prend conjointement avec une autre substance qui
interfère avec leur métabolisme (augmentant ainsi secondairement
leur taux sanguin) qu'on a observé des troubles du rythme. Par
exemple, la terfénadine était métabolisée
par le site CYP3 A4 du cytochrome P450 et son taux augmente beaucoup
lors de la prise simultanée d'antifongiques ou de macrolides,
notamment ;
- on ignore si l'effet arythmogène de certains médicaments
est identique chez tout le monde ou s'il y a une sensibilité
individuelle, certaines personnes ayant une prédisposition génétique
à développer ces troubles.
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Méthadone
et allongement du QT |
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Il
demeure que l'allongement du QT est un indice à rechercher lors
de la prescription d'un nombre de médicaments toujours plus important,
en particulier si on associe deux substances qui peuvent avoir cet effet
ou une substance potentiellement arythmogène et une autre qui interfère
au niveau de son métabolisme. 70 % des cas de torsade de pointe
sont liés à des co-médications.
La liste des médicaments pouvant allonger le QT et éventuellement
déclencher des TP s'allonge chaque semaine. Il faut cependant bien
distinguer entre les deux, l'allongement du QT imposant la vigilance plus
que l'arrêt du traitement. Une liste à jour peut être
consultée sur les sites www.qtdrugs.org ou www.sads.org. A noter
que l'anorexie ou certains régimes extrêmes (régime
à base de protéines liquides) peuvent aussi prolonger le
QT, indépendamment des troubles électrolytiques qu'ils entraînent.
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Les
travaux de l'équipe de Shinderman et de Chin Eap3,4 montrant
la grande variabilité du métabolisme de la méthadone
ont encouragé la communauté médicale à prescrire,
selon les besoins, des posologies bien plus élevées que
par le passé.
Cependant, en 2000, les autorités d'enregistrement britanniques
(CPMP) ont retiré du marché le L-alpha-acétyl-méthadol
ou LAAM, un analogue à longue durée d'action de la méthadone,
en raison de prolongations du QTc et de 10 cas d'arythmies graves rapportés
depuis son introduction en 19975. De même, des rapports ayant
montré des allongements du QT et quelques cas de TP chez des
patients recevant de hautes doses de méthadone (600 mg ou plus),
ont attiré l'attention sur le potentiel arythmogène de
la méthadone prescrite à dose élevée.
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Evaluation
du QTc, conseils pratiques |
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Pour
évaluer le QT, il faut mesurer l'intervalle entre le début
du complexe QRS et la fin de l'onde T, ceci dans toutes les dérivations
où cela est possible.
On prend ensuite la valeur la plus longue et on la corrige en fonction
de la fréquence cardiaque, pour avoir la valeur QTc.
Pour ce faire, il faut d'abord calculer l'indice RR, avec la formule suivante
: RR (en secondes) = 60/ fréquence.
Ensuite, on peut estimer le QTc de deux manières :
a) en utilisant la formule QTc= QT (sec) / " racine carrée
de " RR ;
.
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b)
en utilisant un nomogramme permettant de porter le Qt mesuré,
le RR et d'obtenir à partir de ces valeurs le QTc (par exemple
le nomogramme de Kissin & et al.6)
La
valeur sera ainsi donnée en secondes (0,42 par exemple), qu'il
est facile de convertir en millisecondes (420).
Il est important également de chiffrer la dispersion, c'est-à-dire
la différence entre le QT le plus long et celui qui est le plus
court. Normalement, celle-ci est inférieure à 0,03 secondes.
Il faut s'inquiéter si la dispersion est plus grande que 0,08.
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Notre attitude
et nos recommandations |
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Nous
avons décidé de faire un ECG chez tous nos patients qui
prennent 150 mg de méthadone par jour ou plus. Les valeurs de QTc
normales sont de 420 msec chez l'homme et de 440 chez la femme.
Si ces valeurs sont allongées modérément, mais inférieures
à 460, nous cherchons les autres médicaments qui pourraient
agir sur la repolarisation et procédons éventuellement à
leur changement. De même, nous ne procédons qu'avec beaucoup
de précaution à une augmentation de dosage. Si cela est
possible, nous diminuons plutôt celui-ci, quitte à recommander
la prise du traitement en deux fois.
Nous expliquons la situation au patient, lui déconseillons toute
auto-médication, le mettons en garde contre les risques de doublement
et de triplement de la dose quotidienne de méthadone en absorbant
à l'avance les doses prévues pour les jours suivants et
surtout l'informons bien des dangers accrus de troubles cardiaques en
cas de prise de cocaïne. Nous précisons aussi à l'intéressé
ce qu'il peut prendre en cas de douleurs et lui remettons un papier à
l'intention des autres professionnels de la santé. Ce papier, similaire
à celui qu'on remet aux personnes atteintes d'allergie, donne la
dernière valeur du QTc et souligne les risques d'interactions métaboliques
ou cardiaques.
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En
effet, il convient d'éviter dans la mesure du possible :
a) les médicaments qui ont en soi le potentiel d'allonger le
QT, pour éviter un effet additif avec la méthadone ;
b) les médicaments qui, en inhibant les cytochromes CYP2D6 ou
CPY3A4, risquent d'augmenter le taux sérique de méthadone
et secondairement l'effet de celle-ci sur le QT.
Il convient aussi de contrôler si besoin est les valeurs sériques
de potassium et magnésium et de les corriger si elles sont basses.
Si les patients ont un QT compris entre 460 et 500 msec, nous renonçons
à toute augmentation de dosage et prenons les mêmes mesures
que celles citées plus haut.
Si le QT est supérieur à 500 msec, il importe d'agir en
essayant de retirer tout médicament suspect et de négocier
une diminution de posologie avec le patient. Il est important de consulter
un cardiologue, car l'aspect de l'onde T est aussi très important.
Si l'aspect et la durée de la repolarisation sont inquiétants,
il convient de prendre des mesures sans tarder (réduction du
dosage, remplacement éventuel de la méthadone par de la
morphine ou implantation d'un défibrillateur interne).
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Conclusions |
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Comme
de nombreux médicaments, la méthadone, prise à
haut dosage (probablement plusieurs centaines de milligrammes par jour),
fait courir à certaines personnes un risque de trouble de la
repolarisation cardiaque pouvant entraîner une arythmie ventriculaire
potentiellement fatale. Un élément prédictif qui
semble assez sûr est la mesure du QT sur l'ECG. Il importe donc
d'être vigilant et, à partir d'une certaine posologie,
de faire systématiquement un ECG et de prendre les mesures qui
s'imposent en cas d'allongement du QT, selon un schéma à
déterminer dans l'institution ou en collaboration avec un cardiologue.
Plus que le dosage de la méthadone, il importe d'être attentif
à la concentration sérique de la méthadone 24 heures
après la prise (méthadonémie), critère plus
objectif chez les métaboliseurs rapides. Certains patients ont
besoin d'un taux sanguin de méthadone de 400 à 800 ng/ml
à 24 heures pour être bien stabilisés.
En
raison des risques de torsade de pointe, nous formulons la recommandation
de ne pas prescrire un dosage entraînant une méthadonémie
à 24 heures de plus de 1000 ng/ml, ce taux ayant fait la preuve
de son innocuité cardiaque toutes ces dernières années
chez de très nombreux patients.
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Références
bibliographiques :
1) Viskin S.-Long QT syndromes and torsades de pointes.Lancet, 354,
1625-1632, 1999
2) Glassman AH, Bigger JT.- Antipsychotic Druges : Prolonged QTc Interval,
Torsade de Pointes, and Sudden Death. Am J Psychiatry, 158 :11, 1774-1782,
2001
3) Leavitt SB, Shinderman M, Maxwell S, Eap CB and Paris P.-When "
Enough " Is Not Enough : New Perspectives on Optimal Methadone
Maintenance Dose. The Mount Sinai Journal of Medicine, 67, 404-411,
2000
4) Eap CB et al.- Plasma concentrations of the enantiomers of methadone
and therapeutic response in methadone maintenance treatment. Drug and
Alcohol Dependence, 61, 47-54, 2000.
5) Pharma-Flash, 27, 19, 2000.
6) Kissin and al. Am Heart J, 35, 990-992, 1948 (cité dans Goldman
MJ.- Principles of Clinical Electrocardiography, 8th edition, Lange
medical publications, Los Altos, California, p.27.)
Avec la précieuse collaboration du Docteur Marc Zimmermann..
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