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JEUNES ENTRE MODERNITE ET PRECARITE :
LES USAGES DE DROGUES, LES TRAFICS
ET LES CONDUITES A RISQUES.
Marie Bastianelli, CH de Gonesse et Michel Joubert.
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Le lundi 11 mars 2002, le
réseau Ville-Hôpital Synergie invitait Mme Marie
Bastianelli, psychologue clinicienne à l'Espace Adolescent
de Gonesse, qui a une expérience dans la mission rave
de Médecins du Monde, et Michel Joubert, sociologue,
conseiller scientifique de la mission de prévention
des toxicomanies de Seine-Saint-Denis, auteur, notamment,
d'études sur les consommations et les trafics dans
les banlieues. Voici un compte-rendu de leurs interventions.
Correspondances, Mars - Avril 2002
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Cités
et micro-trafics |
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Dès
les années 90, en Seine-Saint-Denis, la question
de la drogue s'est posée avec acuité au sein
de clubs de prévention qui constataient que les consommations
et les trafics brouillaient le travail habituel des éducateurs.
Leur
action de terrain, centrée sur la sociabilité
et la reconstruction des liens entre jeunes et institutions,
se heurtaient à une économie de trafic (de
cannabis principalement, mais aussi d'une multitude de biens
recelés). .
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Cette
économie parallèle représentait pour
de nombreux jeunes, sinon une alternative à l'insertion,
à tout le moins un moyen d'accès à
des revenus et à des biens de consommation.
Ces
constats ont motivé des enquêtes de terrain
mobilisant des sociologues, des économistes et des
ethnologues.
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Consommations
et liens sociaux |
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"Ce
qui devait être mis à jour, ce n'est pas tant
le caractère "parallèle", "alternatif"
de cette économie, que son étroite imbrication
de celle-ci dans les relations de sociabilité.
Car,
dans cette économie là, le plus dépourvu
en capital financier ou culturel, possède encore
un capital : ce capital, ce sont ses copains, ses relations,
ceux à qui il pourra revendre du cannabis ou d'autres
produits de trafic. Ce capital relationnel induit un style
de vie particulier, décalé par rapport au
modèle dominant du "consommateur individualiste",
car ici, il s'agit de "consommations partagées",
assez bien symbolisées par le joint qui circule au
milieu d'un groupe. Dans l'économie de micro-trafics
on se fait des relations pour pouvoir échanger, on
échange pour pouvoir consommer, on consomme ensemble
pour se faire des relations…
L'économie
de micro-trafics n'a pas pour seul effet d'organiser la
circulation de biens de consommation, elle solidarise ceux
qui y participent. En même temps qu'elle satisfait
les désirs individuels frustrés par la pauvreté
(avoir des vêtements de marque, un téléphone
portable, sortir, etc.), elle renforce l'attachement de
l'individu à une "communauté"
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Cette
structuration de l'économie à partir du lien
de sociabilité explique son ancrage, sa pérennisation
dans le temps et l'espace (les petits commerces, voir l'économie
d'une localité, finissent par dépendre au moins
partiellement de ces revenus) et les difficultés que
rencontrent les forces de répression quand elles veulent
la déraciner.
Cette " solidarité " des acteurs du trafic
est renforcée par plusieurs facteurs.
1. Tout d'abord c'est son caractère terriblement inégalitaire
qui exige qu'elle solidarise les acteurs. Au-delà d'une
variabilité des situations individuelles - qui sont
liées aux compétences individuelles (il y en
a qui savent se faire beaucoup d'amis et d'autres qui n'ont
pas d'amis) -, on observe une division du travail, où
les plus jeunes, les plus dépendants aux produits et
les étrangers sans papiers commettent, pour le profit
d'une minorité moins visible, les actes les plus dangereux
et les plus exposés. Plus une économie est inégalitaire,
plus elle a besoin de solidariser les acteurs ; les attitudes
de confrontation avec les institutions, les forces de répression,
voir les adultes en général, sont un moyen privilégié
pour solidariser les acteurs des micro-trafics.
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Un
processus d'appauvrissement |
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2.
Le deuxième facteur qui solidarise, c'est que cette
économie ne permet pas aux individus d'acquérir
une autonomie par un enrichissement : sur la durée,
l'économie de micro-trafics appauvrie la population
qui s'y livre. Car les acteurs des micro-trafics ne revendent
pas pour accumuler des richesses (définitivement,
ils n'ont rien à voir avec les protestants du XVIe
décrit par Weber !), ils revendent pour pouvoir consommer,
puisque consommer ensemble est à la condition du
maintien du capital relationnel (avoir des vêtements
de marque, une belle voiture pour maintenir son prestige
dans la cité, partager des joints…).
Surviennent
inévitablement les aléas qui contraignent
à s'endetter financièrement ou en nature (le
kilo de shit que l'on s'engage à écouler pour
rembourser une dette, par exemple). Passé le temps
où l'adolescent découvre avec quelle facilité
les micro-trafics satisfont ses besoins encore limités
(puisqu'il vit chez ses parents), le jeune s'installe dans
un processus d'appauvrissement.
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Cette
situation de faiblesse accroît la dépendance
socio-économique des acteurs et renforce la division
du travail : ceux qui s'appauvrissent acceptent de faire
des choses de plus en plus dangereuses, subissent une pression
du fait de leur situation de débiteur, consomment
plus de toxiques pour gérer ces difficultés….
La
pression sociale devient telle qu'ils en viennent parfois
à commettre des actes pour "se faire prendre",
sous le nez de la police, afin de pouvoir "souffler"
à l'occasion d'un séjour en prison.
Le troisième facteur est socioculturel : malgré
tout ce système offre à nombre de jeunes une
place, une forme de reconnaissance, une forme de dignité
par le fait même d'être considéré
par un groupe de pairs. Pour des jeunes en mal de reconnaissance
sociale, cette économie offre des bénéfices
psychologiques considérables qui expliquent aussi
la solidarité des acteurs.
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Criminalisation
et solidarité |
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Le
quatrième facteur est la criminalisation de ces activités
et la stigmatisation qui en résulte. A l'instar de
la toxicomanie, il est facile d'entrer dans les micro-trafics
et plus difficile d'en sortir. La criminalisation induit
des réflexes de méfiance, de silence et de
dissimulation pour échapper aux interpellations ou
éviter un rejet des proches et des parents qui achèveraient
de désinscrire socialement le jeune. En somme, les
risques encourus solidarisent les acteurs du trafic..
Sans doute, cette
économie génère-t-elle des profits
considérables. Mais il ne faut pas les surévaluer.
Elle ne profite qu'à une minorité capable
de blanchir l'argent et de le réinvestir. Minorité
beaucoup plus difficile à réprimer que la
masse des jeunes impliqués dans des micro-trafics
et qui " galèrent " dans leurs survêtements
de marque.
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Comment
repenser l'usage de drogue et en tout premier lieu les usages
de cannabis à la lumière de cette réalité
socio-économique ?
Tout d'abord nous devons garder à l'esprit l'inanité
de la stigmatisation des " dangers " du cannabis.
Comme nous y invite la MILDT, nous devons distinguer les usages
"problématiques" de ceux qui ne le sont pas.
Ce que nous devons analyser c'est l'usage d'une drogue, le
cannabis, dans un contexte problématique, celui d'un
système économique pervers qui génère
une dépendance socioéconomique des usagers impliqués
dans les micro-trafics. Si nous voulons entendre leurs plaintes,
nous devons entendre la gêne qu'occasionne à
un moment donné l'usage du cannabis dans ce contexte
d'un mode de vie qui en soit aliène et génère
une dépendance..
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Les
raveurs |
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Les
jeunes du milieu rave consomment des produits beaucoup plus
dangereux que les jeunes de cités. Ces deux groupes
sont comme des images opposées, l'un et l'autre pouvant
être présentés comme " négatif
" de l'autre.
Les raveurs forment certainement une sorte de "communauté
solidaire", mais dans un sens très différent.
Ce qui les unit ce n'est pas un lien "positif "
(la circulation marchande tangible générée
par le trafic), mais plutôt un lien "contre",
un lien "négatif". Ils se définissent
contre les adultes "ignares" qui croient encore
"naïvement" que les drogues sont dangereuses
alors que ce sont les "usages" qui sont dangereux
ou non… ces jeunes, forts du discours ambiant sur
les drogues, prétendent détenir les secrets
de l'art d'une gestion non problématique des drogues.
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Ils
se définissent évidemment contre les "junkies",
les "toxs" et leurs seringues, individus pitoyables
incompétents en matière de gestion de leur
usage de drogue. Ils se définissent contre les "
flics " qui viennent casser la bonne ambiance avec
leur prétention à tout contrôler. Ils
se définissent contre la " caillera ",
contre les jeunes de cités, qui viennent casser la
bonne ambiance avec leur violence incontrôlée
et par la vente de drogues suspectes dont la qualité
est incontrôlable.
Les
raveurs n'ont qu'une valeur positive autour de laquelle
s'unir : la tolérance, c'est-à-dire "chacun
fait comme il veut, il y a rien à redire"…
beau principe, en vérité, mais difficile à
mettre un œuvre dans un monde peuplé d'adultes,
de toxs, de flics et de caillera, bref de gens qui veulent
tout contrôler et qui ne se contrôlent pas..
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Temps
social / temps festif |
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Alors
que l'usager-revendeur de la cité est engagé
dans une gestion de relations sociales complexes qui menacent
de le déborder, le raveur est avant tout affairé
à gérer un état de conscience qu'il
gère et modifie avec des drogues dont les effets
menacent aussi de le déborder.
Cette
gestion des drogues s'élabore par une série
d'expériences, d'ajustement des doses et des associations
de produits, en fonction de l'évaluation d'un rapport
effets recherchés / effets obtenus. Les stimulants
sont convoqués pour se sentir bien, veiller jusqu'au
bout de la rave, puiser une énergie nouvelle pour
la teuf ; les hallucinogènes offrent le "voyage"
; les sédatifs favorisent une gestion des états
d'angoisse et des effets négatifs des autres drogues.
Ce qui "protège", jusqu'à un certain
point ces jeunes qui consomment des produits très
toxiques, c'est que la rave n'est pas un environnement.
C'est une scène qui se monte et se démonte.
La rave a d'ailleurs souvent lieu dans des lieux déconnectés
de l'espace social (un champ quelque part presque introuvable)
et du temps social (la rave commence pour soi quand on a
réussi à la trouver). La musique techno, répétitive
à souhait, récuse tout prélude et tout
final.
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Son
irréalité scénique facilite une distinction
entre un temps social et un temps festif auxquels les consommations
sont associées. Alors que dans la cité, la
consommation de produit est intimement liée au lien
social.
Le
parcours des jeunes dans le milieu rave dépend de
leur capacité à gérer des allers et
retours entre la vie sociale et la scène techno.
Des jeunes sont très menacés : des jeunes
fragilisés vont trouver sur la " scène
" de la rave un substitut à une vie sociale
défaillante, et adopter un mode de vie de teufeur,
consommer des drogues hors du contexte des raves. D'autres
découvriront dans les produits des moyens d'apaiser
un mal-être psychique, par exemple, le déprimé
qui consomme des stimulants, le tendu qui consomme des sédatifs,
le psychotique qui trouve dans les hallucinogènes
l'illusion de contrôler sa vie psychique en attribuant
ses symptômes à l'action d'une drogue qu'il
s'administre… Pour ces jeunes, l'appartenance au milieu
rave devient le déterminant de leur mode de vie.
En somme, la cité et la rave forment deux espaces
opposés qui brisent les jeunes les plus fragiles
: ceux qui rencontrent l'illusion de mieux gérer
leur vie grâce aux drogues et qui échoueront
à en contrôler leur usage… ceux qu'on
appelle les "toxicomanes".
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