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DANS
LES FAMILLES IMPLIQUEES DANS LES TRAFICS...
LA SOUFFRANCE PSYCHIQUE DES
JEUNES FILLES,
par Mlle KARIMA GUENFOUD, SOCIOLOGUE
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Résumé
de la conférence du 7 novembre 2003 à la Maison de Quartier
du Puit de la Marlière, par E. Meunier. La conférence sur
le thème de jeunes filles par Karima Guenfoud doit être restituée
dans le contexte d'une recherche sur les retentissements dans la famille
d'une inscription de jeunes gens dans l'économie parallèle.
Ainsi, les jeunes filles dont il est question sont les sœurs de ces
garçons inscrits dans la " communauté juvénile
de l'espace publique " et impliqués dans des trafics décrits
par Thomas Sauvadet et Michel Joubert lors de précédentes
conférences (voir Correspondances de Printemps 2003)
Correspondances, Hiver 2003-2004
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Des filles
qui ont "mal à la tête" |
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Sans
doute l'intervention de Karima Guenfoud n'épuise-t-elle pas l'ensemble
de la problématique de la condition féminine dans les
cités, mais l'étude des familles très impliquées
dans la délinquance permet de produire un effet de loupe, les
difficultés de ces jeunes femmes se trouvant en quelque sorte
accusées.
Ces
familles sont d'autant plus intéressantes à observer que
leurs modèles de conduite et d'inconduite ont une influence sur
une culture de rue auquel nombre de jeunes, impliqués ou non
dans les trafics, adhèrent.
Le
premier trait qui caractérise la souffrance psychique de ces
jeunes femmes, c'est leur sentiment de n'être jamais considérées
pour elles-mêmes. Karima Guenfoud avoue d'ailleurs avoir d'abord
pris contact avec elles afin d'avoir un autre éclairage sur leurs
frères, objet central de son premier projet de recherche.
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La
répugnance de ces filles à parler de leurs frères
et leur étonnement qu'on ne leur demande pas si ce qu'elles vivaient
elles-mêmes était ou non supportable, contribuèrent
à modifier l'objet de la recherche de Karima Guenfoud. La chercheuse
procédait ici comme le reste de la société : l'école
est ravie de trouver une grande sœur avec qui parler de l'indiscipline
d'un frère ; l'intervenant en toxicomanie se félicite qu'une
sœur accompagne son frère toxicomane jusqu'au centre de soins….
Mais peu d'intervenants prennent en compte, voire conçoivent, leur
souffrance "à elles". La jeune fille est en effet perçue
comme (et ça va presque de soi) allant mieux que ses frères,
parce qu'elle réussit mieux à l'école ou parce qu'elle
semble protégée des conduites à risques par la prégnance
de l'éducation plus traditionaliste donnée aux filles. Pourtant
le leitmotive de nombre de filles, c'est qu'elles ont "mal à
la tête".
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Mise à
mal de la fonction paternelle |
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Les
jeunes femmes rencontrées vivent dans un contexte familial où
l'enrichissement des fils par les trafics a affaibli la fonction paternelle.
Le père, déqualifié symboliquement par le chômage,
un emploi ouvrier faiblement rémunéré et peu valorisé,
par un faible niveau scolaire ou son manque de maîtrise de la langue
française, exerce peu d'autorité. Les pères sont
démunis : eux-mêmes pliaient " naturellement "
devant l'autorité de leur père, et ils ne comprennent pas
que les corrections infligées dans la jeunesse aient eu si peu
d'effets. Ils sont dépassés : ayant eux-mêmes connu
la culture du trabendo, ils ont pu tolérer les menus larcins de
leurs fils en y voyant l'expression d'une "débrouillardise"
; ils sont à présent sidérés de la "professionnalisation"
de leur fils dans des activités délictueuses.
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La
mère, lorsqu'elle est sentimentalement peu unie à son
époux (par exemple, du fait d'un mariage arrangé ou à
cause de l'amertume laissée par les déboires partagés)
se trouve facilement placée dans une position dominante.
Notamment
pour des motifs économiques, puisqu'elle est gestionnaire des
revenus des prestations sociales (préférentiellement versées
à l'épouse par les services sociaux) et parce qu'elle
reçoit des "cadeaux" divers de ses fils.
Il
s'y établit une complicité mère-fils pour prendre
en main le destin de la famille ; les filles et parfois les pères,
se trouvent réduits au silence.
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Drogues
: les fantômes des aînés et le silence des adultes |
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Karima
Guenfoud observe qu'avant de déposséder le père de
son autorité, les fils ont parfois dû conquérir une
place d'aîné laissée vacante, notamment quand les
grands frères sont décédés du VIH, lorsqu'ils
sont déqualifiés par une toxicomanie chronique, ou encore
absents du fait de leur incarcération. La mansuétude des
parents vis-à-vis du trafic de cannabis ne s'explique pas sans
le souvenir laissé par la génération " héroïne
" décimée par le sida. A tout prendre, le cannabis
paraît moins dangereux et puis, la perte d'un aîné
induit des comportements de surprotection des cadets ou au contraire leur
désinvestissement en raison d'un sentiment de fatalité..
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La
population des cités hésite d'ailleurs à blâmer
durement les trafiquants, sans doute par crainte ou par lassitude, puisqu'ils
semblent " réussir " socialement dans un climat de
relative impunité ; mais aussi du fait d'une sorte de fatalité
qui laisse penser à un grand nombre d'habitants que demain peut-être,
son propre enfant sera lui aussi tenté d'en passer par là
pour acquérir les biens de consommation et se livrer à
des dépenses ostentatoires.
Un
silence aux causes multiples et complexes s'installe donc autour d'
activités délictueuses..
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L'indicible
de l'injustice |
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Ce
qui rend très saisissant le travail de Karima Guenfoud, c'est
que la problématique de ces jeunes filles est "universelle"
: elle pose la question de l'indicible et de l'impossibilité
de prendre la parole dans des contextes d'injustice. Leurs paroles de
protestation sont des courriers "en souffrance", des messages
qui restent sans destinataires.
Si
elles ont "mal à la tête" c'est d'avoir à
gérer une multitude de contradictions qui les plongent dans la
confusion. Elles sont tout d'abord blessées par l'inégalité
de traitement entre frères et sœurs : en premier lieu parce
que leur réussite scolaire ne fait pas le poids en face de l'apparente
réussite économique des frères.
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Leur
modeste insertion sociale fait l'objet de peu de considération,
alors qu'un frère qui distribuera de l'argent à l'occasion
d'un mariage obtiendra une haute considération et qui plus est
un "blanchiment moral et familial" de ses turpitudes. Le moindre
écart d'une sœur est stigmatisé et la moindre des rumeurs
sur son compte peut fournir le prétexte à un harcèlement
familial. Alors qu'aux garçons tout est pardonné et la moindre
de leur réussite devient l'objet d'une réjouissance générale.
L'injustice du traitement entre filles et garçons est simultanément
intériorisée et perçue comme inadaptée et
décalée avec les valeurs véhiculées "officiellement"
par la société française.
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"Réputation"
et absence de considération |
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Que
faut-il faire pour jouir de considération, si la réussite
scolaire et finalement l'honnêteté ne sont pas récompensées
? Il n'est pas question pour une fille de faire comme les garçons.
Le fait est que plus un fils s'inscrit dans les conduites à risques,
plus il va mal, plus la famille se mobilisera pour l'aider.
Par
contre, à adopter une conduite à risque pour se rendre
remarquable, une fille ne gagne qu'une réputation de putain.
Ce dernier mot est récurrent dans la bouche des mères
: celles-ci en font usage à l'occasion de peccadilles, avec le
sentiment de bien faire et d'agir dans un esprit préventif :
si ma fille parle avec un garçon, je la traite de pute ; ainsi,
je la protège d'un engagement dans une relation plus dangereuse
pour sa réputation.
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Non
seulement l'incartade est punie (parfois par un renvoi au "bled"),
mais les filles ont à intérioriser qu'elles se doivent d'avoir
bonne réputation parce qu'elles sont l'honneur de leur mère
; et en tant que sœur, elles se doivent encore d'avoir bonne réputation,
car un caïd de cité verrait sa réputation flétrie
s'il passait pour incapable de "tenir" ses sœurs. L'enjeu
de réputation passe aussi par une pression religieuse. La tartuferie
règne car il n'est pas seulement question d'infortune de la vertu
(des filles qui travaillent) et de prospérité du vice (des
frères qui dealent). Les sœurs sont en effet mobilisées
pour soutenir leurs frères dans leurs activités illicites
par exemple, en subissant des pressions morales pour qu'elles blanchissent
l'argent des frères au motif "qu'elles ont la chance d'avoir
un travail légal" !
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Clivage
famille / société |
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La
réussite scolaire et l'insertion professionnelle deviennent elles-même
un motif de suspicion, quelque chose comme l'expression d'une tendance
à aller vers l'autre, le " français ", et à
adhérer au système de valeurs libérales de l'occident.
Il leur faut presque se dédouaner d'une réussite scolaire
auprès de leur famille, dans un contexte où la société
française (sensée les "attirer") ne leur accorde
pas tant d'attention : les jeunes femmes diplômées issues
de la migration ont un mal considérable à s'insérer
sur le marché du travail. Quand elles y sont parvenues, elles sont
encore loin de trouver une écoute, car les collègues "
français " sont loin de concevoir leurs difficultés.
D'ailleurs, il est difficile de raconter ses difficultés sans ternir
sa propre image, surtout dans un lieu où l'on a la satisfaction
de passer pour quelqu'un de " normal " (pas simple de proposer
: ça vous dit de venir dîner chez moi, je vous présenterais
mes frères voleurs et dealers, ma mère qui me traite de
pute et mon père qui a pris l'habitude de fermer sa gueule ?).
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Les
filles sont dans une difficulté à concilier des manières
d'être distinctes dans et hors de la famille. Exaspérées
par ces contradictions, elles sont souvent les premières à
rejeter le libéralisme des mœurs : en témoignent l'absence
de solidarité féminine vis-à-vis des "tournantes",
ces filles étant réputées l'avoir bien cherché…
Cette absence de solidarité se conçoit aisément :
au plan psychique, il est toujours rassurant de se dire qu'un viol, ça
n'arrive qu'aux "autres". Et puis, comment supporter l'idée
qu'il y a des "criminels" parmi les garçons qu'elles
côtoient quotidiennement et qu'elles épouseront peut-être
demain ? N'est-ce pas plus rassurant de penser que ces garçons
qui font " tourner " des filles, ont seulement la faiblesse
de se laisser entraîner par des filles qui leur proposent la bagatelle
? Pensée, en fait, à demi rassurantes, car elle signifie
à chacune d'elle, qu'elles ne jouiront d'aucune solidarité
féminine si demain la "rumeur" sur leur réputation
vient à tourner contre elle.
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"Patriarcat"
des frères et avenir des "petites sœurs" ? |
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Ce
type de contexte familial peut mener à des situations où
les frères acquièrent un pouvoir "patriarcal"
sur leurs sœurs. Des brutalités, des séquestrations
et parfois des mariages "arrangés" (par exemple avec
le fils d'un cafetier qui blanchit l'argent du trafic) sont observés.
Cette situation où les frères prennent la place de "père"
de leurs sœurs génère un espace incestuel inquiétant
où la loi est battue en brèche. Ces jeunes femmes, souvent
convaincues de leur rôle soutenant dans la famille, restent dans
leur souffrance sans pouvoir dénoncer leur situation. Ou bien encore
elles la dénoncent en vain, sans obtenir la moindre réparation.
Aussi, dans cet espace familial confus où la loi ne fait plus référence,
ces filles partagent quelque chose du désir indicible de justice
d'Antigone confrontée à Créon (Créon est l'oncle
maternel d'Antigone, mais il est aussi une sorte de demi-frère
pour elle puisqu'Antigone est la fille et la demi-sœur de son propre
père, Œdipe, qui est lui-même le fils et l'époux
de sa mère)..
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Les
jeunes femmes rencontrées par Karima Guenfoud, parce qu'elles
ont cru aux études, ont acquis des outils conceptuels pour penser
leur vécu, complexe à souhait. Leurs petites sœurs,
qui croient moins à la réussite scolaire et qui se voient
offrir des possibilités d'entrer à leur tour dans l'économie
parallèle (par exemple pour vendre du shit aux filles ou vendre
des articles de luxe recelés), n'auront pas nécessairement
autant de ressources pour affronter ces contradictions.
Le
travail social et éducatif doit mieux prendre en compte la souffrance
des jeunes filles. L'aide à apporter ne semble pas pouvoir être
dissociée d'une aide à la famille elle-même pour
que la fonction paternelle s'y exerce pleinement.
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En guise
de conclusion |
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Pour
ne pas désespérer, cette histoire rapportée par
Karima Guenfoud :
Il
était une fois dans une cité, une jeune fille qui décida
de mettre le voile pour avoir la paix, poursuivre ses études
et pour ne pas être contrainte, comme ses sœurs, à
un mariage avec un partenaire d'affaires de ses frères. Dans
la même cité, il y avait un garçon studieux, dont
les frères faisaient des trafics.
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Ces
frères le raillaient parce qu'il croyait en une réussite
par les études, alors, pour avoir la paix il décida d'inspirer
le respect en se laissant pousser la barbe et en se comportant fort pieusement.
Le barbu et la voilée se rencontrèrent, se reconnurent,
convolèrent en ayant l'air de parler religion, puis obtinrent l'accord
de leurs familles respectives pour se marier. Ce qu'ils firent. Après
quoi, lui se rasa la barbe et elle retira son voile.
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