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LA
VIOLENCE DANS LES RELATIONS AUX INSTITUTIONS
CONFERENCE DE PATRICK BRUNETEAU
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Conférence
de Patrick Bruneteau, sociologue, prononcée le vendredi 13 juin
2003 à la Maison de Quartier du Puit de la Marlière à
Villiers-le-Bel, résumé E. Meunier.
Correspondances, Eté
2003
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Question
de classe ? |
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Un
brin provocateur dans sa manière d'affirmer que, n'en déplaise
aux beaux esprits, il est tout compte fait, "sociologue utilisant
encore le marxisme", Patrick Bruneteaux, nous rappelle que la violence
des jeunes nous oblige à penser l'interaction entre le psychique
et le social. Un discours psychologisant nous incite à voir dans
les passages à l'acte des jeunes la seule expression de désordres
psychiques. Ce discours, qui prend les effets pour les causes, écarte
la réalité sociale.
La violence des "jeunes des cités" est aussi celle d'un
"sous-prolétariat", elle correspond à une violence
inscrite dans la réalité vécue de rapports de forces
sociaux entre un "nous les jeunes" et un "eux, les institutions".
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Le
travailleur social, le soignant, l'éducateur ou l'enseignant
répugnent évidemment à se penser comme l' "ennemi
de classe" de cette jeunesse, mais, ne leur en déplaise,
ils représentent, au sens fort du terme, l'autre côté
de la barrière sociale.
S'ils
subissent la défiance et la rancune du "pauvre", c'est
qu'ils appartiennent aux classes moyennes : celles qui ne vivent pas
sur la cité, celles qui ont un français correct, celles
qui rappellent les normes, les règles, les lois.
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Le sous-prolétariat |
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Qu'est-ce
qu'un sous-prolétaire ? Le sous-prolétaire n'a pas la
sécurité psychique minimale des milieux populaires détenteurs
de savoir-faire professionnels et d'une culture sociale qui structure
la vie quotidienne. Il n'a pas non plus une représentation politique
claire d'un groupe constitué, parce que le mode de survie incline
plutôt à la débrouille et à l'immédiateté.
Le sous-prolétaire est exposé, sans filets protecteurs,
à la violence des rapports sociaux: expulsions pour impayés,
contrôles d'identité tatillons, sanctions scolaires précoces
qui induisent une spirale de revanches détournées (que
le sens commun appelle les "incivilités"), absence
de vacances, d'espaces propres. Aussi, son comportement oscille t-il
entre des attitudes de fuite, de soumission et parfois d'agressions
désordonnées du système.
Une
minorité des jeunes issus du sous-prolétariat urbain tire
profit de l'école méritocratique et obtient sa revanche
sociale
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Ces
jeunes accèdent rarement à des formations supérieures,
mais ils s'insèrent grâce à l'artisanat, aux postes
d'ouvriers qualifiés, et à des postes de… travailleurs
sociaux et de soignants, comme si la revanche sociale, pour n'être
pas une trahison du milieu d'origine, se devait d'être un travail
"réparateur".
A
l'autre extrémité du paysage social du sous-prolétariat,
une autre minorité de jeunes prendra sa revanche sociale en intégrant
le milieu du grand banditisme.
Mais
ce tableau ne doit nullement occulter le fait que la grande majorité
des jeunes issus du sous-prolétariat urbain vit dans la précarité,
dans un système de débrouillardise qui combinent petits
bouleaux, travail au noir, travail saisonnier dans le profil légal;
et, dans la zone du prélèvement direct (ou "délinquance"),
on retrouve l'économie des drogues douces, les rackets, les vols
de petits biens matériels.
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Fuite en
avant et soumission |
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Mais,
à y regarder de près, le comportement social du sous-prolétaire
est plutôt un comportement de fuite que de violence.
Patrick
Bruneteaux propose une typologie de ces fuites :
Il y a là tout d'abord la fuite imaginaire grâce à
un onirisme social qui conduit des jeunes à s'inventer des biographies,
des ascendances prestigieuses, des amitiés avec des personnages
d'une insoupçonnable importance. Tandis que les SDF se racontent
des belles histoires, les jeunes surfent sur les classes sociales en
s'entourant de marques, de labels reconnus de consommation. Il faut
ajouter que le passage par la prison ajoute encore au capital symbolique
des sortants. Des fêtes sont mêmes organisées à
ces occasions. Dans une des cités étudiées, la
Municipalité avait refusé une petite subvention pour aider
à la réalisation de la "célébration"
du revenant. Il y a les fuites pratiques, fuites qui se concrétisent
par le vertige que procure les conduites à risque et l'ivresse
que procurent les addictions ou les rodéos.
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Il
y a les fuites dans les corps sociaux d'inclusion, l'entrée dans
la Légion ou dans les communautés Emmaüs. Il y a
les fuites géographiques à caractère professionnel,
en devenant livreur occasionnel, trimardeur, saisonnier, vendeur de
porte en porte…
A côté de ces comportements de fuite, ce qui prédomine
sur le tableau social c'est la soumission à un mode de vie structuré
par le système assistantiel de solidarité (RMI, AHH) et
par la précarité organisée du monde du travail
(intérim, CDD, CES…). Sans doute la violence existe-t-elle
comme partie intégrante du mode de vie du sous-prolétariat,
le "capital physique" étant l'un des rares capitaux
que ces jeunes peuvent faire fructifier. Ce capital physique, se traduit
par des rapines qui sont comme des "prélèvements
directs à usage privé".
Mais
ce capital physique est le plus souvent mis au service de la "société",
ces jeunes étant massivement recrutés par les sociétés
de gardiennage ou pour les travaux de forces (manutention).
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La violence
des sous-prolétaires urbains |
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La
violence doit donc être relativisée, celle-ci ne constituant
qu'un mode d'être marginal, relativement à des comportements
de fuite et de soumission qui prédominent. D'autre part, cette
violence n'est pas monolithique.
Patrick
Bruneteau propose une typologie des violences observables.
Il
y a les violences de survie, en tout premier lieu les vols qui peuvent
induire des agressions physiques. Il y a les violences physiques d'héroïsation
qui visent, sur le registre de la prise de risque, la restauration de
l'estime de soi et l'intégration dans des groupes de pairs. Il
y a les violences de présences saturées qui permettent
à des groupes de manifester leur existence de manière
tapageuse, par exemple en tenant des conversations hurlantes dans un
lieu public, en occupant une place et en intimidant les passants, en
se signalant encore, une fois partis, grâce au fait qu'ils ont
cassé ou tagué des équipements publics.
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Il
y a des violences de vengeance, violence émeutière à
la suite de la mort d'un jeune d'une cité ou de représailles
à l'encontre des jeunes d'une autre cité. Il y a les violences
paranoïaques à l'encontre des riches "qui veulent notre
peau" ou des enseignants qui "orientent vers les voies de garage
les immigrés". Il y a les violences de blocage qui visent
à paralyser les services et mettre en échec les personnels
(désobéissance, invoquer des urgences qui doivent être
traitées immédiatement au détriment de ce qui devrait
être fait ou formuler des demandes irréalistes et/ou impossible
à satisfaire ; ne pas se plier à un traitement prescrit,
demander immédiatement de l'argent à l'assistante sociale…).
Enfin il y a les violences endogènes exercées contre les
proches et les voisins (descente d'une bande sur une autre cité,
vol d'un habitant de la cage d'escalier, pillage de la superette locale,
violence contre "les pires que soi", tels un toxico de la cité
ou une fille ayant une mauvaise "réputation"…).
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Le travailleur
social, éducatif ou soignant face à la violence |
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L'éradication
de la violence est un idéal de la société laïque,
de même que l'élimination du mal ou du péché
est l'idéal de la société théocratique.
Notre éducation tend vers la réalisation de ce but, même
si nous ne sommes pas naïfs: nous sommes conscients que la violence
sera toujours inscrite dans les relations humaines. Au delà de
cette variable objective (violence des armées et de la police,
violence de la sélection scolaire…), il ne faut pas oublier
un phénomène émergeant dans nos sociétés
sans cesse plus pacifiées: il s'agit d'un phénomène
des ciseaux qui tient au différentiel entre la distance des classes
moyennes (et même des classes populaires intégrées)
à la violence physique et le retour en force du capital physique
dans les nouvelles couches marginalisées.
Les
"intégrés" connaissent une relégation
de l'usage de la force physique depuis une centaine d'années
(disparition des gardes armés bourgeoises depuis 1872 et monopole
de la violence physique par l'Etat, usage massif de l'école par
les élites, autocontrainte sociale avec les codes de politesse,
domestication de la force dans le sport…)
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Tandis
que la résurgence de la sous-prolétarisation depuis les
années 1970 a pour effet que, sans capital scolaire et économique,
les "exclus" recourent beaucoup plus massivement au passage
à l'acte sous toutes ses formes.
Cette éducation globale
nous rend aussi sensible (c'est l'ambivalence de l'Etat capitaliste
démocratique) à l'exigence de justice dans les rapports
sociaux et facilite notre capacité à reconnaître
des formes de violences occultées (les violences dans les familles
longtemps passées sous silence, le harcèlement sur le
lieu du travail, etc…). le bras gauche de l'Etat vient lutter
contre son bras droit.
Cette éducation rend
possible de vrais progrès, mais elle nous laisse démunie
lorsque nous sommes confrontés à la violence physique,
que nous pouvons sans doute "comprendre", mais qui n'en reste
pas moins invivable lorsqu'elle nous est adressée.
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