LE CRACK
Dr Ahmed DAGHA, Espace Murger
et Mme Lia CAVALCANTI, Espoir Goutte d'Or
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Jeudi
28 novembre 2002, le Réseau Ville Hôpital Synergie
accueillait le Dr Ahmed DAGHA et Mme Lia CAVALCANTI.
Le Dr Ahmed Dagha est psychiatre, il a travaillé au
Bus des femmes de Médecin du Monde ; il exerce
aujourd’hui au C.S.S.T. Espace Murger et aux Urgences
de l’Hôpital Lariboisière. Mme Lia CAVALCANTI
est psychologue, diplômée en sciences de l’éducation
et sociologue. Elle a fui le Brésil dans les années
quatre-vingt, où elle était menacée en
raison de son engagement dans le mouvement de défense
des enfants des rues. Elle s’installera à la
Goutte d’Or à Paris où elle créera
l’espace d’accueil pour usagers de drogues Espoir
Goutte d’Or (E.G.O.).
Correspondance, Hiver 2002-2003
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Sommes-nous
à l’abri d’une épidémie de crack ? |
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Dr.
Ahmed DAGHA.
Si la toxicomanie est bien la rencontre d’une personne, d’un
produit et d’un temps sociologique, il y a lieu de craindre une
épidémie de crack dans un futur proche. L’hypothèse
d’un tel développement a longtemps été écartée
par les intervenants en toxicomanie, pour plusieurs raisons. Ils mettaient
en avant le fait que les Français seraient plutôt portés
vers les produits « sédatifs » tels l’alcool,
les antidépresseurs ou l’héroïne. Ils seraient
hermétiques à l’esprit « compétitif »
des américains qui favorise l’usage de psychostimulants.
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Cette
analyse ne tient pas compte, d’une part, de ce bout de la France
qui s’appelle les Antilles et qui connaît depuis plusieurs
décennies une forte consommation de crack. D’autre part,
il n’est pas si sûr que les Français ne seraient pas
gagnés par l’idéologie de la performance, et qu’ils
ne soient pas en demande de psychostimulants. La cécité
des intervenants en toxicomanie a aussi été renforcée
par un argument « moral » : il convenait de
parler le moins possible de la cocaïne et du crack afin de ne pas
éveiller la curiosité du public..
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Limites
de la substitution |
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Moins
avouable, la prescription de produits de substitution aux opiacés
a favorisé la consommation de cocaïne, ce qui a amené
certains intervenants à minorer le problème, plutôt
que de reconnaître les limites de la substitution. La substitution
agit en nombre de cas comme un révélateur de pathologies
psychiatriques sous-jacentes, qui, à ne pas être prises en
charge, favorisent l’usage d’autres produits.
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L’idée
que nous serions protégés vis-à-vis du crack s’affaiblit.
Le crack est une drogue bon marché. Il masque la fatigue et permet
d’adopter des modes de vie normalement épuisants. Le désir
de performance sexuelle peut se trouver exhaussé par ce produit
psychostimulant qui –au contraire de la cocaïne – permet
d’accéder à l’orgasme.
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Le crack
est à la drogue ce que le fast-food est à l’alimentation |
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Lia
CAVALCANTI.
Le crack répond aux « exigences » des produits
qui sont aujourd’hui en vogue. Il n'est pas cher, accessible à
tous et instantané. Le crack est aux drogues ce que le fast-food
- pas cher, accessible à tous et instantané - est à
la restauration. La « galette » de crack, qui permet
3 à 5 « kifs », est vendue, selon son degré
de concentration en principe actif, de 20 à 30 €. Autrement
dit, on peut se faire un « kif » pour 4€.
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La
consommation de crack induit des comportements violents et paranoïdes,
mais la faiblesse de son prix généralise la violence car
tout le monde à 4€ sur lui, alors que pour s’acheter
une drogue chère l’usager de drogue (par exemple l’héroïnomane
qui consomme quotidiennement trois doses à 50€) doit s’intégrer
dans une activité de trafic qui connaît tout de même
quelques règles d’autorégulation.
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Violence
& prise en charge |
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Dr.
Ahmed DAGHA.
Cette question de la violence place le soignant dans une position délicate.
Lorsque la police nous amène aux Urgences un usager présentant
des troubles du comportement nous devons « décider »
si cette personne est un « délinquant »,
c’est à dire une personne dont le comportement violent est
attribuable à l’usage du crack ; ou si cette personne
est un « malade » qui présente un trouble
du comportement lié à la structure de sa personnalité.
Il faut bien avouer que nous décidons parfois en fonction de la
capacité du service à accueillir une personne en état
de crise.
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La
question de la violence perturbe le soignant comme chacun. Il y a des
soignants qui se débarrassent de ces patients et d’autres
qui s’en embarrassent. Pour les prendre en charge, le soignant doit
interroger ses objectifs. Avec les usagers de crack l’objectif n’est
pas, à court terme, la « guérison ».
Il s’agit plutôt d’accompagner le patient d’un
temps T à un temps T2 ou T3 qui lui permet de faire l’expérience
d’une période de vie où, grâce aux soins, il
découvre qu’il se sent mieux sans produit. La rechute fait
partie du processus du soin. Ce qui importe c’est que le patient,
qui a mémorisé ce parcours dans le soin, trouve la volonté
de renouveler cette expérience.
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Aucune substance
n’enlève à l’homme son humanité |
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Lia
CAVALCANTI. Les usagers de crack perdent rapidement le contrôle
de leur existence qui devient une course aux produits. Le crack est très
addictif. Certains font quinze à vingt prises par jour. La précarité
préexistait souvent à la consommation du crack et ces usagers
sont fortement exposés à la répression. J’ajouterais
qu’il y a une différence entre les crackers hommes et femmes.
Un homme, quand il a tout perdu, a encore son honneur à défendre.
Les femmes qui consomment le crack ont souvent un itinéraire marqué
par la prostitution et elles font parfois preuve d’une violence
inouïe.
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Aussi
sombre que soit le tableau, E.G.O. n’existe que porté par
la conviction qu’aucune substance n’enlève à
l’homme son humanité. E.G.O. a accueilli 2889 usagers de
drogues en 2001, dont 80% consomment du crack en produit principal. E.G.O.
c’est à la fois un accueil de jour et un programme d’échange
de seringues qui fonctionne de nuit, 365/365 jours. Nous ne subissons
pas de situation de violence telle que nous soyons contraints de fermer
notre local. Tous les jours nous faisons la preuve qu’il est possible
de travailler avec les usagers de crack.
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E.G.O.,
association communautaire |
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E.G.O.
est un lieu convivial mais très codé. Par exemple, lorsqu’un
usager entre dans le local, je vais à la porte pour le saluer,
je lui tends la main et je l’embrasse sur les joues. S’il
vient pour la première fois, il est surpris et prend conscience
de sa mise, sinon répugnante, au moins négligée.
Il est intéressant de constater que lorsqu’il revient pour
la seconde fois sa tenue est améliorée. E.G.O. propose des
repas, mais aussi des soins de base. Les crackers marchent énormément,
leurs pieds sont abîmés, infectés. Nous avons une
pièce où un éducateur apporte des soins aux pieds
abîmés. Je vous laisse imaginer les liens qui s’établissent
à cette occasion. Il y a aussi des ateliers de maquillage, de coiffure.
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Nous
mettons à la disposition des femmes des linges intimes. E.G.O.
édite un journal et les usagers sont associés à sa
rédaction. Le mercredi nous organisons des débats où
sont conviés les habitants, parfois le commissaire ou des élus
municipaux. Avant la fermeture, les usagers sont associés au nettoyage
du lieu, ce qui crée un temps de transition entre le temps d’accueil
et le temps où l’usager se retrouvera dehors. Ce moment de
nettoyage permet de créer un temps transitionnel qui permet de
gérer l’angoisse du retour à la rue. Toutes ces petites
choses très codées permettent de gérer la violence,
de contribuer à la restauration de l’estime de soi et de
conserver la convivialité du lieu.
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Répondre
à une demande de « nursing » |
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Dr
Ahmed DAGHA.
Les intervenants en toxicomanie ont longtemps été sous le
joug de conceptions issues de la psychanalyse qui postulait qu’aucun
travail n’était possible si le toxicomane n’abandonnait
pas sa consommation. L’usage de produit était posé
comme incompatible avec un travail d’élaboration. Si l’on
veut travailler avec des usagers de crack il faut commencer par répondre
à une demande de « nursing » : ce qu’ils
demandent c’est pouvoir se reposer de leur course au produit et
obtenir des soins qui leur permettent de retrouver une dignité.
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Si
nous prenons ce temps-là avec eux, nous nous apercevons qu’ils
sont en capacité d’élaborer une réflexion sur
leur parcours, sur leur existence.
Je précise que je suis Algérien et que les psychiatres en
Algérie se vivent d’abord comme des généralistes.
Tout simplement parce que nous travaillons dans un espace culturel où
la souffrance psychique est d’abord formulée sous la forme
d’une plainte somatique. Nous n’hésitons pas à
examiner les patients, à leur demander de se déshabiller.
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Sevrage
de la cocaïne |
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Du
point de vue de la clinique, l’idée d’un sevrage de
la cocaïne n’a été admise que récemment.
La cocaïne ne crée pas de dépendance physique. Le crack
et la cocaïne génèrent le « craving »,
une envie compulsive du produit déterminée par une « mémoire
par indice. » Autrement dit, la seule perception d’une
chose liée à la consommation (un lieu, une personne, une
seringue…) peut réveiller, même des années après
l’arrêt d’une consommation, un désir irrépressible
de consommer.
Les stratégies thérapeutiques préconisées
sont : un sevrage, suivi d’une prise en charge des pathologies psychiatriques
sous-jacentes et l’organisation d’un séjour de rupture.
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Le
sevrage comprend une période de « crash »
qui dure de 9 à 14 jours où le patient présente une
agitation liée à sa lutte contre la compulsion à
consommer. Puis il entre dans une période d’anhédonie
au cours de laquelle il présente des signes de dépression,
d’insomnie, de fatigue, d’absence de plaisir. Sorti de cette
période, le patient reste exposé à des épisodes
de craving répétés, d’où la nécessité
d’un séjour de rupture. Mais celui-ci ne s’envisage
que lorsqu'un un traitement des pathologies psychiatriques sous-jacentes
a été entamé.
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Limites
des moyens |
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Cette
stratégie thérapeutique est souvent difficile à mettre
en œuvre : l’hôpital n’a pas toujours les
moyens ou la volonté de prendre en charge de tels patients. S’agissant
des post-cures elles sont rares à accueillir les usagers de crack.
Certaines n’accueillent même pas les usagers sous substitution,
et la plupart se sont données comme objectif thérapeutique
inavoué de sevrer les patients de leur substitution.
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Ces
difficultés font que la prison reste le principal « lieu
de soins » des usagers de crack. S’agissant des femmes
enceintes, il ne faut pas transiger. L’usage de crack a des effets
tératogènes et dans ce cas il faut exiger l’hospitalisation,
quelle qu’en soit la durée, car c’est la seule manière
de protéger l’enfant.
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Crack :
Quelle réduction des risques ? |
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Lia
CAVALCANTI. Comme
pour l’idée d’un sevrage des usagers de crack, l’idée
d’une réduction des risques concernant l’usage du crack
n’allait pas de soi. Il y a bien sûr ceux qui injectent le
crack après l’avoir dissout. Pour ceux-là, qui sont
souvent d’anciens héroïnomanes, les messages de prévention
par rapport au VIH et au VHC restent identiques : pas d’échange
de seringues, pas de partage du matériel (corton, eau), usage unique
de la seringue… Messages d’autant plus utiles que les usagers
de crack pratiquent parfois jusqu’à quinze ou vingt injections
par jour, ce qui multiplie les risques de contamination et les dommages
sur les veines comme les abcès.
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Concernant
les fumeurs de crack, nous nous sommes aperçus qu’ils ne
prenaient pas moins de risques. Les fumeurs font chauffer à des
températures très hautes des pipes en métal et se
brûlent les lèvres. La détention d’une pipe
de crack est un indice suffisant pour une condamnation, ce qui incite
les consommateurs à fumer à plusieurs une même pipe.
Les lésions qu’ils ont sur leurs lèvres permettent
de déposer assez de sang sur la pipe pour qu’ils transmettent
le VHC.
Pour éviter de détenir une pipe, les fumeurs utilisent parfois
des canettes. En plus de la nocivité du produit, il inhale l’aluminium
de la canette chauffée ce qui cause des dommages sévères
aux poumons.
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Crack :
Quelle substitution ? |
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Dr.
Ahmed DAGHA.
J’étudie actuellement les troubles hyperactifs de l’adulte
avec déficit de l’attention. On sait quel succès a,
aux Etats-Unis, la Ritaline, une amphétamine que l’on prescrit
massivement aux enfants dès lors qu’on les suppose « hyperactifs. »
Cela en vue de les rendre plus compliants, plus « gentils »
à l’école. Ces excès américains doivent
nous mettre en garde. Cependant des études montrent une relation
entre hyperactivité, personnalité antisociale et usage de
psychostimulants. Le choix d’une substance n’est pas anodin.
Une drogue potentialise les éléments d’une personnalité.
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Ce
n’est pas la même personne qui fait le choix d’un sédatif
et celle qui fait le choix de consommer du crack. Le cracker a bien souvent
un profil hyperactif.
Il m’arrive de recevoir des patients d’Angleterre, en relais.
Ces patients ont parfois des ordonnances comprenant de la méthadone,
un amphétaminique mineur et un tranquillisant. Les médecins
anglais, de manière pragmatique, ne visent pas le sevrage mais
une prescription qui favorise une réduction de la consommation
de crack. Des études semblent valider l’idée que les
patients recevant ce type de traitement stabilisent leur consommation
et commettent moins d’actes délictueux.
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