"MORPHINE" DE MIKHAÏL BOULGAKOV
Dr Gérard DANOU, CH de Gonesse
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L'œuvre
de M. Boulgakov (1891-1940) a été longtemps méconnue
en Russie (ex URSS) pour des motifs de censure politique. Traduit en français
depuis 1960 environ, avec "Cœur de chien", "Récits
d'un jeune médecin", et surtout "Le Maître et Marguerite",
Boulgakov se situe dans la tradition des grands écrivains russes
tels Gogol, Pouchkine, et Tchékov (médecin et homme de théâtre
comme lui).
Correspondances, Eté 2002
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Morphine :
la part biographique |
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Inapte
au service militaire, il est envoyé diriger un petit hôpital
de campagne loin de Moscou (Récits d'un jeune médecin).
Pendant ces deux années d'isolement il apprend par les journaux
toujours vieux d'une semaine, les événements de la révolution
d'octobre 1917. Les biographes pensent que Boulgakov traverse à
cette époque un épisode de morphinomanie. Il se désintoxique
grâce à l'aide de son épouse qui réduit peu
à peu la concentration des doses injectées. Morphine est
écrit en 1927 mais il relate des événements fictifs
de 1917-18 mêlés à sa propre expérience simultanée
de la morphine.
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Il
avait pensé relater cette expérience dans un récit
nommé Maladie, oublié pendant dix ans dans ses tiroirs.
Boulgakov est démobilisé en 1919; il ouvre un cabinet de
dermatologie à Kiev. Un an plus tard, en 1920, il abandonne irrévocablement
la médecine pour la littérature.
Quand il compose son récit Morphine en 1927, dix ans après
cette expérience toxique, Boulgakov a déjà une longue
pratique d'écrivain. Il doit cependant vivre de la rédaction
d'articles et d'un petit travail au théâtre de Moscou obtenu
par l'intermédiaire de Staline qu'il supplie de le laisser créer
librement ou d'émigrer.
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L’intrigue |
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Ne
pouvant jamais quitter l'URSS, Boulgakov ne se résignera pas à
produire une écriture officielle; il sera contraint de coder habilement
ses récits polysémiques où l'intrigue mêle
une certaine critique du régime politique à la tradition
populaire russe et son goût pour les contes fantastiques. Morphine
se présente comme le témoignage d'un médecin nommé
Poliakov qui se suicide après avoir confié au Dr Bompard
son journal de toxicomane de1917 à 1918 rédigé
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alors
qu'il était médecin de campagne dans un district isolé (on songe bien
sûr à la transposition de la propre expérience de
Boulgakov dix ans plus tôt). Bompard aurait été un
condisciple de Poliakov. Il lit le cahier que lui avait fait parvenir
son ami avant de mourir, et le publie... Ces deux personnages sont des
figures de dédoublement du narrateur que le scripteur crée
afin de brouiller les pistes.
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Morphinomanie
prétexte |
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Une
première lecture naïve ou littérale raconte l'épisode
toxique, lequel en lui-même est stéréotypé
par rapport aux nombreux récits scientifiques et littéraires
de l'époque, surtout dans l'Europe de l'ouest ("La belle époque
de l'opium"). Il comporte trois phases : Le premier contact prétexte
avec le toxique, la phase stimulante suivie quelques temps plus tard de
la phase d'assuétude et de longue déchéance physique
et psychique jusqu'au suicide :
"À la première minute c'est comme si on m'effleurait
le cou. Je ressens une sorte de chaleur à cet endroit, puis une
sensation diffuse. A la deuxième minute, j'ai comme un coup de
froid au creux de l'estomac, et mes idées deviennent claires, ma
faculté de travail explose.
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Toutes
les sensations désagréables disparaissent. La force spirituelle
s'exprime à son maximum. Si je n'étais pas gâté
par ma formation médicale, je dirais qu'un homme ne peut travailler
normalement qu'après une piqûre de morphine. Mais en réalité
à quoi diable un homme peut-il être bon si la moindre névralgie
peut le mettre totalement hors d'état !"
Mais quelques mois plus tard :
"Moi qui suis atteint de cette terrible maladie je préviens
les médecins d'être plus compatissants envers leurs patients.
Ce n'est pas un "état d'angoisse" mais une mort lente
qui s'empare du morphinomane dès qu'on le prive une heure ou deux
de sa morphine. La mort sèche, la mort lente..."
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Un corps
individuel souffrant dans un corps politique détruit |
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La
nouvelle commence alors que Bompard vient de passer deux années
comme médecin de campagne dans des conditions vétustes.
Il est muté dans l'hôpital confortable et "moderne"
d'un chef lieu de canton où l'on vient d'installer l'électricité,
mais il insiste avec ironie :
"Moi je me rend compte maintenant que j'étais heureux durant
l'hiver 1917. Année inoubliable, année de neiges et de tempêtes.
(...) Mon bonheur de l'hiver 1917, ce fut cela : passer d'un district
pris entre vent et neige à un chef-lieu de canton."
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Il
compare l'éclairage au pétrole à l'électricité
pour tous, et l'on se rend compte que Boulgakov n'identifie pas cette
dernière à l'accès au bonheur : l'électricité
produit du confort mais elle éclaire aussi sur la barbarie dissimulée
dans l'image du progrès. Morphine est alors l'allégorie
d'un corps individuel souffrant dans un corps politique détruit
par le bouleversement sanglant de la Guerre de 1914 et des révolutions.
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La morphine
comme figure allégorique |
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L'allégorie
est une image (du grec "parler autrement") qui se développe
dans un contexte narratif de portée symbolique et qui renvoie terme
à terme de manière le plus souvent métaphorique à
un univers référentiel d'une autre nature, abstraite, philosophique,
politique, morale, historique. P. Ricœur, différencie le symbole
de l'allégorie. Au contraire du signe technique (morphine = formule
chimique d'un chlorydrate) dans le signe symbolique le sens premier littéral
patent vise analogiquement un sens second qui n'est pas donné autrement
qu'en lui-même. La relation analogique entre les termes n'est pas
habituelle.
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Alors
que dans le symbole le rapport analogique est donné par transparence,
( le drapeau tricolore symbole de la France) dans l'allégorie il
y a entre le sens littéral et le sens symbolique un rapport de
traduction donc d'interprétation (l'allégorie
de la Mélancolie par Dürer).
Vers 1920 W. Benjamin, le plus fameux exégète de Baudelaire
poète de la vie moderne, retrouve chez celui-ci une vision allégorisante
de l'histoire caractérisée par les figures du fragment,
de la ruine, de l'inachèvement et de la défaite.
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Figures
féminines |
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Tel
est le corps souffrant de Poliakov ruiné par la drogue, et qui
interrompt brutalement sa vie par le suicide. La morphine avec l'ambivalence
de toute drogue ou pharmakon, offre aussi la promesse du sommeil et du
songe nocturne. La figure de Morphée (morphine) condense plusieurs
voix féminines (1). En effet Poliakov rencontre
la voix d'Amnéris l'amour idéalisé, puis la voix
d'Anna, et vers la fin du récit la voix de la vieille femme présageant
la mort, qui lui apparaît venant à lui sans toucher terre
(figure de la Baba-yaga des contes populaires russes).
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Poliakov
évoque les violentes douleurs gastriques qui ont occasionné
sa rencontre avec le toxique, dans le contexte d'un chagrin d'amour :
il aurait été abandonné par une chanteuse d'opéra
tenant le rôle d'Amnéris la jalouse, dans Aïda de Verdi.
La morphine est alors un philtre distillé par son infirmière
Anna (elle lui fait la première injection) et qui devient sa maîtresse
pour tenter d'oublier Amnéris (la morphine est aussi comme le lotos
de l'Odyssée d'Ulysse : ce qui donne l'oubli).
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Feminore
Cooper |
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Texte
cryptogramme selon le mot de la traductrice Marianne Gourg, Morphine réussit
le difficile passage de la médecine des signes aux signes des récits
donc à la construction d'un piège tendu au lecteur. Pour
valider une telle interprétation il faut se rappeler que dans ce
texte serré et court chaque mot compte. Or le narrateur fait deux
fois référence au romancier américain classique J-F
Cooper. Au premier chapitre, le personnage lit des traités d'interprétation
des signes médicaux qui se lisent sur la peau, et des romans :
"Mes préférences allèrent en premier lieu
aux ouvrages sur la scarlatine et la diphtérie; ensuite très
curieusement, je me passionnai pour Fenimore Cooper ."
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Qui
est cet écrivain connu pour "Le dernier des Mohicans",
et "La Prairie"? Boulgakov a choisi Fenimore Cooper (au-delà
de la lecture pour passer le temps) comme l'auteur des premiers romans
américains sur la confrontation des Peaux Rouges (les indiens)
et des Blancs! On comprend l'allusion parfaitement transposée.
Que font les héros de F. Cooper sinon de suivre des traces, de
brouiller des pistes, de se sortir de situations invraisemblables et de
chasser comme les indiens dans un "devenir-animal" comme le
dit Gilles Deleuze (2). Mais le message crypté
va encore plus loin. Pour D.H Lawrence (3):
"F. Cooper a fait plus qu'aucun autre écrivain pour rapprocher
l'homme rouge de l'homme blanc; mais ce rapprochement ne provient que
de son désir."
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Brouiller
les traces |
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La
morphine promet un bonheur illusoire qui voue très vite l'organisme
à la destruction et à la mort. Au contraire, à condition
de savoir dissimuler les traces du mal repérées par l'art
médical sous l'artifice de l'art littéraire, le roman permet
d'exprimer un jugement critique, et de créer des personnages selon
le bon vouloir du romancier. Boulgakov restera longtemps relativement
secret, à la fois dissimulé et délaissé. Son
œuvre maintenant se dissémine délivrant son "sens"
visant à dire une certaine réalité, en vue de la
changer.
Mikhaïl Boulgakov, Morphine ed. Solin, 1990.
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Notes
:
1. Voir le thème des trois coffrets commentés par Freud
dans Essais de psychanalyse appliquée : chaque homme rencontre
au cours de sa vie trois voix féminines : la mère,
l’amour, la mort.
2. Gilles Deleuze : Entretiens avec Claire Parnet, Champs-Flammarion.
Pour Deleuze l’écrivain est dans un devenir non pas d’écrivain,
mais de ce qu’il tente de créer : devenir baleine
chez Melville, devenir femme pour Flaubert créant Emma, devenir
animal pour Cooper et pour Kafka.
3. D.H. Lawrence : les romans « blanc » de
Cooper, in Etude sur la littérature classique américaine,
Seuil, Paris 1945
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